Le cinéma de Peter Berg regarde généralement dans une seule et même direction : le drapeau américain. Farouche représentant d’un patriotisme yankee droit dans ses bottes, qui peut sembler souvent incongru par chez nous quand il est une fierté et quasiment une obligation nationale là-bas, Berg se place dans la droite lignée de tuteurs illustres : Ford, Eastwood, on a vu pire. Mais la beauté crépusculaire des plus grandes œuvres de ces modèles réside dans la perpétuelle remise en question de l’Amérique en tant que grande nation : et si, au fond, tout n’était que mirage ? En s’emparant d’un sujet indéniablement sensible (les attentats du marathon de Boston en 2013 et la redoutable chasse à l’homme qui s’en est suivie), Peter Berg avait matière à soulever un certain nombre de questions sur l’Amérique post‑9/11 et post-Bush, l’Amérique d’Obama et du Black Lives Matter, l’Amérique pétrie de contradictions qui vient tout juste d’élire Trump. À quoi ressemblait-elle, cette Amérique, en 2013, au moment où elle vivait sa plus terrible attaque depuis le 11-Septembre ? En quoi avait-elle alors évolué, ou pas, après l’échec de la politique War on Terror et de Guantanamo ? Que pouvait-on lire entre les lignes, qui pouvait potentiellement anticiper l’arrivée de Trump ?
Les invisibles
Ces questions, Peter Berg s’en fiche : en apparence, Traque à Boston est un thriller haletant, inspiré donc de faits réels, effectivement terrifiants à plusieurs points de vue. Deux bombes explosent pendant le marathon, faisant trois morts et 264 blessés. Immédiatement, la traque s’organise pour retrouver les coupables ; le FBI collabore de très près avec la police de Boston, et les deux suspects sont assez rapidement identifiés : deux jeunes frères d’origine tchétchène, convertis à l’islam. Au gré d’une chasse à l’homme aussi spectaculaire que rocambolesque, l’un des deux frères est tué et l’autre arrêté. Dès le début du film, Berg nous montre plusieurs personnages, représentants d’une Amérique paisible sur le point d’être fauchée par l’horreur terroriste. Sur le fond, rien d’inhabituel dans cette mise en place — si ce n’est que l’Amérique de Peter Berg est étonnamment blanche, constat qui se vérifiera tout au long du film : cantonnés à des seconds rôles, voire de la figuration, les Noirs, Latinos, Asiatiques n’existent que dans le périmètre du récit imposé par les faits (il y a bien un personnage d’origine asiatique qui joue un rôle clé dans le film : il est bien là parce qu’il existe réellement). Ce parti-pris pose doublement problème : dans la représentation de la nation meurtrie, l’Amérique victime d’une attaque commise par des étrangers sur son propre sol, seule la population blanche est visible pour Peter Berg ; en outre, l’Amérique qui réagit, qui enquête, qui se bat, est elle aussi quasiment exclusivement blanche.
Dévoilée
Ce qui peut sembler être un détail, un éternel souci de représentation que l’on retrouve finalement dans une très grande majorité des films produits à Hollywood, prend tout de même une autre dimension lorsque le sujet même du film est la patrie : son identité, sa réaction face à l’horreur dont elle est la victime. Les faits historiques imposent une ambiguïté supplémentaire dont Peter Berg se saisit curieusement. L’épouse d’un des deux terroristes est une Américaine, blanche, convertie à l’islam, intégralement voilée. Lorsqu’elle est interpellée, elle est interrogée par une femme noire, musulmane et voilée elle aussi. Il se joue là, alors, un moment clé du film, qui jusqu’ici n’a fait que répéter ad nauseam la mise en scène complaisante d’un film-catastrophe dont la fascination pour l’horreur frôle le plaisir masturbatoire (il faut voir la montée en puissance du montage juste avant l’explosion des bombes et la complaisance qui s’ensuit pour en saisir toutes les limites). La scène de l’interrogatoire semble avoir d’abord pour objectif de démontrer, à juste titre, à la jeune complice que l’islam qu’elle revendique n’existe pas, que le sang versé au nom de sa folie ne peut en aucun cas l’être au nom de l’islam. Le discours, qui offre enfin un contrepoint après plus d’une heure de film, au cours de laquelle les seuls personnages musulmans sont les terroristes et leur complice, est bienvenu. Mais il est immédiatement démenti par la scène qui suit : à l’issue de l’interrogatoire, l’agent se retrouve face à deux collègues masculins et s’adresse à eux en enlevant son foulard. Le geste, en apparence anodin, est lourd d’ambiguïté. A‑t-elle menti sur sa confession musulmane dans le seul but de mener l’interrogatoire, auquel cas le contrepoint positif sur un islam modéré, ouvert et tolérant n’existe plus dans le film ? Ou est-ce que par ce geste, la femme nie ses convictions religieuses, ou du moins sa façon de les pratiquer ? Curieuse façon de faire rentrer le film dans un débat aussi complexe, mais Peter Berg n’est plus à ça près. On pourra reconnaître au réalisateur un certain savoir-faire pour l’action — une scène de fusillade nocturne en pleine rue, notamment, fait son petit effet. Mais l’Amérique « inspirée de faits réels » de 2013 qu’il représente ressemble furieusement à un prototype de l’Amérique idéalisée par Trump : une Amérique dans laquelle les minorités sont condamnées à jouer les seconds rôles, encore et toujours.