Il semble que Paul Greengrass, reprographe en chef du style CNN embedded sur grand écran en son Dolby (Bloody Sunday, Vol 93, La Vengeance dans la peau), commence à faire des petits. À moins que le vrai géniteur ne soit Ridley Scott, qui en 2001 jouait déjà au reporter de guerre avec La Chute du Faucon Noir. Quoi qu’il en soit, il n’est pas étonnant que le cinéma d’action hollywoodien, mis sur la sellette après que la réalité a dépassé les pires excès du genre le 11 septembre 2001, cherche à montrer un visage plus adulte et responsable que dans le passé, fût-ce par le mimétisme vis-à-vis du reportage ou du documentaire — deux disciplines aujourd’hui trop souvent amalgamées. Le Royaume pousse la pratique assez loin, ajoutant à l’emploi très carré de la caméra portée une documentation plus poussée qu’à l’ordinaire du genre sur le terrorisme islamiste, en particulier les attentats anti-américains commis ces dernières années au Moyen-Orient. Une séquence se réfère même clairement à l’enlèvement et l’assassinat du journaliste Daniel Pearl en janvier 2002. Or cet afflux d’information relative aux traumas du public américain visé en premier lieu (la dépouille de Daniel Pearl a déjà fourni à Hollywood son pesant de pathos : Un cœur invaincu) est-il réellement le signe d’une volonté de ce cinéma de s’ouvrir aux données géopolitiques mondiales, ou plutôt de les digérer dans le but de se rassurer sur ses propres valeurs tout en s’acquérant un public à peu de frais ? De même, la mise en scène, qui se meut en une forme immédiatement identifiable par le (télé)spectateur comme gage supposé d’authenticité, saurait-elle être perçue comme un regard sincère sur le monde apte à perturber le formatage du genre ?
Le doute est permis. De prime abord, le parcours de Peter Berg, souvent vu devant la caméra en second couteau, mais aussi derrière en réalisateur opportuniste touche-à-tout, voire passe-partout (Very Bad Things, Bienvenue dans la jungle), n’incite pas à croire qu’il se soit subitement découvert une âme de révolutionnaire du film d’action. La roublardise de ce Royaume, sa quatrième réalisation, ne fait rien pour infirmer cet a priori : ce long-métrage, bardé de son attirail emprunté aux infos du soir, se résume assez vite à une ode sournoisement démagogique à l’interventionnisme à visage humain tendance cool. Les gens cool, c’est cette escouade d’agents du FBI emmenés par Jamie Foxx et Jennifer Garner pour taquiner le terroriste barbu dans un émirat du Golfe persique, au grand dam d’une hiérarchie trop légaliste et politicienne (sans blague ? on croyait ce cliché-là ringardisé à jamais). Au fil de l’enquête de plus en plus musclée de ces gentils « Experts » à gros bras, de leurs rencontres avec des autochtones réfractaires qu’il faut évidemment mettre en confiance et initier aux méthodes d’investigation high-tech, il apparaît que la réutilisation de l’actualité un rien expurgée dans les péripéties du genre (scènes-choc d’attentats bien tordus, analyse minutieuses des indices) s’apparente plus à du sensationnalisme putassier qu’à une véritable tentative de sortir des ornières rassurantes de recettes bien éprouvées formatant l’action et les interactions entre personnages. Ici l’information et le spectaculaire ne marchent pas vraiment main dans la main : la première ne sert qu’à accréditer des simplismes dont le second ne saurait se départir, sans aucune chance que sa vérité prévale sur le caractère réducteur et plus confortable de celui-ci.
« Abrégé de compréhension entre les peuples »
Au fait, que ressort-il de ce film, censé donner une nouvelle dimension au monde vu des collines de Hollywood ? Eh bien, qu’au Moyen-Orient, les gens ont beau parler une langue intimidante et être passablement violents, au fond, ils sont un peu comme nous : ils aiment leurs parents, et ils n’aiment pas qu’on tue les gens. Enfin, pas tous : il y a les incurables, les barbus qui posent des bombes… Voilà le genre de condescendance assez sinistre vis-à-vis de l’autre, de l’objet de commisération ou d’effroi servi habituellement par le sensationnalisme des médias de grande écoute (ceux dont on décalque ici la forme et le contenu, précisément), qu’on voudrait nous servir comme un message de paix et d’ouverture. Les protagonistes occidentaux, dont le film épouse le point de vue même quand il ne montre que des Arabes, ne tendent la main vers les autochtones que dans la mesure où ils reconnaissent en eux certaines de leurs propres valeurs, à commencer par la nécessité de lutter contre leurs ennemis. Quant à l’ouverture annoncée, elle reste à sens unique et bien orientée : ce sont les héros arrivants qui apportent aux autochtones (matériel, méthodes, révélation que l’Amérique n’a rien d’un Grand Satan), et non le contraire. Cet abrégé de compréhension entre les peuples « pour les nuls » devait cependant faire vendre moins d’entrées que le nom de Michael Mann au générique — nom dont on use comme d’une grande marque, comme si le discours tenu par ce film faisait écho à celui de ce cinéaste, à supposer qu’il en ait un. Michael Mann, c’est très bien pour faire poser les loups solitaires qui hantent les jungles urbaines entre le crépuscule et l’aube, mais pour l’acuité socio-politique, rappelons qu’Ali et Révélations demeurent quand même loin du compte. Le Royaume, iconification roublarde de la War on Terror bushienne, ne risque pas de le rendre plus crédible de ce côté-là.