La guerre selon Peter Berg avait plutôt fait rire (ou grincer des dents, selon la réceptivité de chacun au second degré) dans Battleship, son improbable adaptation du jeu de bataille navale. Avec Du sang et des larmes, le voilà qui reprend un air sérieux — un air qu’on lui a déjà connu sur ce sujet : c’était dans Le Royaume, médiocre film d’action mâtiné d’un douteux plaidoyer pour l’entente entre les peuples, où se mêlaient interventionnisme roublard et condescendance peu ragoûtante. D’emblée, son nouveau film se compromet en replongeant dans un des travers de l’ancien : une fascination pour la « cool attitude » qu’il dresse en caractéristique publicitaire du camp du Bien. Qu’il s’ouvre sur l’image de jeunes et sympathiques Navy SEALs au réveil difficile, se mettant en condition par un petit footing, se chambrant et se conseillant mutuellement sur leurs vies privées laissées au pays, ce n’est pas cela qui irritera. Ce qui s’ensuit le fera plus sûrement : un montage alterné mettant bien en opposition les deux forces en présence, soit les conceptions ici entretenues du Bien et du Mal. Les gentils, on les reconnaît non seulement parce qu’ils sont américains, mais surtout parce qu’ils sont cool, même quand ils expliquent des choses sérieuses, détaillant leur future opération militaire sur un ton décontracté, avec des figurines sur une carte comme s’il ne s’agissait que d’un jeu. Les méchants, on les reconnaît non seulement parce qu’ils sont orientaux, mais parce qu’ils ont l’air sévère avec leurs barbes noires et leurs regards sombres, vociférant, anathématisant et décapitant au son du « Allah akbar ». Évidemment, quand les gentils commenceront à s’en prendre plein la tête, ils auront l’air moins cool, ce qui pourrait passer pour une remise en cause de la décontraction du début. Mais ne nous y trompons pas : la fascination du réalisateur demeure — fascination et complaisance pour ces hommes, pour leur mission, pour l’enfer qu’ils vivent, voire pour sa propre technique mise en œuvre pour filmer tout cela. Fascination et ivresse, jusqu’à la nausée. Nous allons y revenir.
Échec critique
« Basé sur une histoire vraie » (le deuxième de la semaine avec Fruitvale Station – ils sont décidément partout), Du sang et des larmes reconstitue le ratage que fut la première phase de l’opération Red Wings, menée en juin 2005 par l’armée américaine en Afghanistan. Une unité de quatre Navy SEALs fut envoyée dans les montagnes pour localiser un chef taliban. Échec critique : trois d’entre eux périrent dans une embuscade tendue par leur propre cible, et l’un des hélicoptères envoyés à leur rescousse fut abattu à la roquette, faisant seize autres victimes. Le dernier des quatre, Marcus Luttrell, grièvement blessé, ne dut la vie qu’à l’hospitalité d’un village voisin, et put ainsi (démarche rare et controversée pour un Navy SEAL plutôt entraîné à la discrétion) coucher son histoire dans le best-seller de librairie qui a suscité le présent film de Peter Berg. Le prétexte de ce film commémoratif est, bien évidemment, autant de louer le courage et la capacité de survie de Luttrell que de rendre hommage aux frères d’armes tombés au combat (photos des morts réels à l’appui au générique de fin). Berg, cependant, en brandit un autre pour son compte : l’hypothèse d’un choc des cultures salutaire entre Luttrell, soldat formé pour casser du barbu, et la tribu pachtoune qui le recueille, dont il ne comprend pas la langue et encore moins la générosité à son égard alors qu’il s’attend à être livré aux talibans.
L’intention affichée est noble, et il suffirait que l’on croie en sa sincérité. Or, corseté comme toujours dans son professionnalisme impersonnel et peu regardant, mais surtout grisé au moins autant par le fracas de la violence que par ce qui est censé y faire obstacle (le rapprochement entre les peuples), Berg a bien du mal à rendre crédibles ses prétentions humanistes. Il a beau faire, la séquence qui marque son film au fer rouge reste le long morceau de bravoure du milieu, l’approche manquée de l’objectif suivie de l’embuscade où les Navy SEALs défendent chèrement leurs peaux avant d’être laminés. Réduction de la musique au profit des sons ambiants, rendu réaliste du combat : la séquence vise l’effet « la guerre en vrai », telle une version diurne de l’élimination de Ben Laden reconstituée par Kathryn Bigelow, avec cependant des trouées de grandiloquence au ralenti dignes de Platoon d’Oliver Stone (comme ce ralenti-accéléré sur une chute d’une falaise). Or ce travail de la sensation vériste connaît quelques dérapages qui trahissent bien le fonds discutable de la posture du réalisateur. Les détails les plus accablants apparaissent dès que les personnages bien amochés sous le feu s’adressent la parole, Berg ne sachant alors produire qu’une succession de gros plans sur des visages couverts de sang et de cicatrices béantes, avec un systématisme quasi pornographique, jusqu’au grotesque. Le problème est que ces visages meurtris et ensanglantés, si systématiquement montrés, finissent par n’apparaître que comme ce qu’ils sont en réalité : des visages d’acteurs intégralement couverts de masques et de prothèses. Triste ironie : au lieu de témoigner des ravages de la guerre sur les chairs et les corps d’hommes soudain plus si jeunes et fringants, cette représentation ne fait que dénoter ses propres automatismes de spectacle de la violence, bridant la perception et manquant de perspective humaine, à laquelle elle substitue l’opportunisme.
Profiteurs de guerre
Car Du sang et des larmes, au fond, est moins un film de guerre et sur ceux qui la font qu’un film qui profite de ceux-là, dont l’objectif de spectacle se rengorge des ravages de la guerre et de la souffrance des guerriers. À un moment, un des SEALs meurt assis, adossé à un arbre : la caméra se place face à lui — à son cadavre ? — tandis que quelques balles ennemies claquent autour de sa tête, maintenant pendant quelques secondes un odieux suspense sur celle qui va atteindre la cible. Il fallait s’en douter avec la scène des figurines du début : il y a un côté joueur chez Peter Berg, ici étrangement placé. On remarquera que dans l’autre séquence de combat du film, la finale (où « la cavalerie » débarque au village pour sauver Luttrell), les talibans fauchés à la mitrailleuse ne verseront pas une goutte de sang : l’éloge de la souffrance est bien sélectif.
Dès lors, on comprendra que, comme face au Royaume, il soit difficile d’accorder du crédit aux accents humanistes affichées par Berg. S’agissant de cette main tendue à l’étranger par un discutable souci de bonne conscience, on reconnaîtra tout au plus, par rapport au film de 2007, un cran supplémentaire de lucidité : une manière de reconnaître son impuissance à comprendre tout à fait l’autre, l’étranger chez qui on intervient — et que le film place dans la posture de l’autochtone étrange et fascinant, jusqu’à esthétiser par un ralenti sa façon de descendre un flanc de colline. Paradoxalement, dans cet hommage déclaré aux combattants fauchés sans ménagement, c’est le traitement de ces derniers qui pose le plus problème : écrasant dans son usage de la boucherie gore et des prothèses bien expressives, il ressemble trop à un second sacrifice — sur l’autel de l’entertainment.