Jouissant d’une réputation très avantageuse aux États-Unis, relativement méconnu en France malgré le Prix donné à Shelley Duvall à Cannes en 1977 pour son impressionnante prestation, Trois femmes est une œuvre importante et charnière dans la filmographie de Robert Altman. Conte borderline ouvert à toutes les interprétations, délire onirique terriblement anxiogène, le film donne à voir un Altman moins cynique qu’à l’accoutumée, troquant son ironie habituelle contre une belle empathie, voire une certaine tendresse, pour ses personnages.
The other side of Altman
Robert Altman, maître de la chronique cruelle et désabusée, contempteur vachard des petits travers de ses contemporains, ne s’est pas contenté de faire rire (jaune) et pleurer (des larmes de crocodile) avec ses incursions dans le quotidien de l’Amérique profonde, qu’elle relève de la farce pure (M.A.S.H., The Player) ou de la comédie dramatique tendance étude sociologique (Un mariage, Nashville, Short Cuts, son chef d’œuvre). Sa filmographie comporte quelques curiosités, de la S.F. barrée de Quintet au Cluedo géant de Gosford Park, où l’on retrouvait néanmoins la fascination du cinéaste pour la mise en scène d’une lutte des classes sauvage et perverse, aussi insidieuse et mortelle qu’un poison. Point de tout cela dans Trois femmes, où le point d’arrivée (ou plutôt, de chute) des personnages est plus important que leur point de départ. Les origines de nos trois héroïnes sont ici inconnues, ou mises en doute par le mensonge et la manipulation. Ne restent que trois femmes indéfinies et en perpétuelle réinvention, trois personnages en gestation qui multiplient les pistes narratives au gré des scènes pour trouver leur place dans le monde et dans un film qui, entre conte de la folie ordinaire et réflexion psychanalytique sur les archétypes féminins, se donne à voir comme l’un des plus fascinants de son auteur.
Pinky Rose (Sissy Spacek) est une jeune femme un peu simplette, gamine jamais vraiment sortie de l’enfance pour laquelle tout est prétexte à insolence et badinerie. Elle est embauchée comme aide-soignante dans un sanatorium, quelque part dans le désert californien, où elle rencontre Millie Lammoreaux (Shelley Duvall), qui la prend sous son aile. Plus âgée, Millie joue la carte de la féminité évanescente et sublimée, toute en séduction et minauderies. Pinky Rose, fascinée par Millie, devient sa colocataire. Pendant ce temps, dans le bar miteux où Millie a ses habitudes, une mystérieuse femme enceinte jusqu’au cou, Willie, peint des figures mythologiques en s’enfermant dans un inquiétant silence. Et semble observer de loin la vénéneuse relation qui se noue entre les deux jeunes femmes.
Psycho trip
De son propre aveu, Robert Altman aurait fait un rêve dans lequel lui seraient apparues les grandes lignes de Trois femmes : l’intrigue de départ, les nombreuses séquences oniriques, et même le titre et le casting ! Difficile de démêler le vrai du faux, mais le fait est que Trois femmes porte le même ADN que certains films de Brian De Palma ou David Lynch. De la rencontre des deux jeunes femmes naît un rapport passionnel où l’une vampirise l’autre, sans que l’on sache vraiment qui est le monstre (malgré lui) et qui est la victime (consentante), d’autant que Robert Altman, loin de mépriser ses personnages, les observe d’un œil amusé et fasciné, parfois grinçant mais toujours tendre. Pourtant, ses héroïnes ne manquent pas de casseroles : pour tromper sa solitude et son ennui, Millie, obsédée par la reconnaissance sociale qui lui fait cruellement défaut, s’invente une vie riche de soupirants et de fêtes somptueuses où elle trônerait, impériale, en vedette de sa communauté. Pinky Rose, aveuglée, endosse avec un plaisir masochiste le rôle de souffre-douleur, répondant avec délectation aux moindres caprices de ce tyran en robe longue… jusqu’à la rupture. L’apparition, impure et maléfique, d’un homme qui présente toutes les tares possibles (âgé, marié, alcoolique et libidineux) et vient s’immiscer dans le virginal cocon des deux jeunes femmes, provoque une réaction violente et un grand saut dans le vide (au propre comme au figuré) qui redistribue les cartes de leur relation… et de la narration.
Dès lors, Trois femmes dévoile sa vraie nature tout en se complexifiant. L’esthétique ouatée du film, toute en lumière blanchâtre et flou artistique vintage, semble alors moins dictée par les critères plastiques de l’époque que par la volonté d’éloigner l’intrigue d’un vérisme accessoire et finalement encombrant. Le psychédélisme des intermèdes oniriques, l’étrangeté de la bande originale contribuent à installer une ambiance inconfortable, véritablement anxiogène, qui joue le jeu d’un scénario aux ramifications freudiennes. De cette plongée dans les abîmes de la schizophrénie, qui évite toute justification psychanalytique pour naviguer avec ambiguïté dans une résolution symbolique éminemment plus dérangeante, Altman tire un film puissant qui échappe avec habileté aux analyses à l’emporte-pièce. Expérience à la fois mentale et sensorielle, Trois femmes ne se laisse pas apprivoiser facilement, et encore moins résumer en quelques lignes : on ne dira presque rien de la troisième femme et de son rôle dans le film, à la fois le personnage le moins évident et peut-être le plus important, tant il se définit comme la matrice de l’œuvre en devenir que sont à la fois le film et les deux autres héroïnes. Loin d’être une machine hollywoodienne reposant sur des ressorts faciles, Trois femmes est plutôt l’un de ces trésors cachés du nouvel Hollywood des années 1970, une expérience cinématographique peu commune qui hante longtemps après la projection. Et qui donne à voir un visage méconnu de son auteur.