S’il y a un réalisateur propice à raconter l’Amérique de la grande dépression, c’est bien Robert Altman qui a grandi à Kansas City, témoin sans le savoir (en 1934 il n’avait que neuf ans) d’une période qui va nourrir son cinéma. Le procédé narratif de Kansas City est caractéristique d’au moins deux films du réalisateur, Nashville et Short Cuts. Sauf qu’ici les croisements des destinées chers à Altman n’aboutissent pas à une vision chaotique et protéiforme du monde mais plutôt à la croyance en une certaine harmonie dans l’agitation perpétuelle, la certitude que ce qui succède à la panique la rend immanquablement enivrante.
Dans Kansas City c’est bien entendu la musique qui régule les êtres, plus précisément le Jazz et l’apport culturel des noirs dans une société blanche à qui il manque une âme. L’histoire de Blondie (Jennifer Jason Leigh), jeune femme prête à tout pour sauver son Johnny des mains du gangster Seldom Seen (Harry Belafonte dont on peut mesurer ici le talent), semble au demeurant n’être qu’un prétexte pour filmer vingt-et-un musiciens qui s’en donnent à cœur joie dans des jam sessions d’une rare intensité.
Laissant de côté la virtuosité de The Player, Altman opère en quadrillant l’espace de la ville tout en mélangeant les pistes sonores : le Jazz vient se superposer au discours des démocrates dans la gare (« Kansas City est 100% démocrate ») et les hurlements des locomotives se fondent dans les sons que produisent les instruments. C’est donc une cité à la fois binaire et démesurée qui est représenté, où les grands rassemblements populaires masquent mal les magouilles des clubs de jazz confinés.
Mais l’aspect politique n’est pas vraiment l’enjeu du film. À y regarder de plus près, Kansas City est avant tout un film sur la transmission, que ce soit le virus du cinéma qui vient contaminer le mode de vie et le look de Blondie ou la musique qui déborde de son trop plein d’énergie. À ce titre la présence du jeune Charlie Parker n’est pas un hasard : il y a une scène dans le Hey-Hey Club où, d’un simple mouvement rotatif, la caméra passe de Coleman Hawkins au futur pionnier du be-bop. Robert Altman filme ainsi une musique transgénérationnelle et perpétue sa tradition en une dernière séquence réunissant deux contrebassistes, Ron Carter et le jeune Christian McBride autour de « Solitude ».
Les suppléments
À la manière de son analyse de L’Impasse dans son ouvrage Les Mille Yeux de Brian De Palma, Luc Lagier aborde, dans « Gare, Trains et Déraillements », le film sous le signe du défilement (voitures, trains et récit) et de la solitude (les grands espaces, les solos des musiciens et les monologues des protagonistes). Lumineuses et bien argumentées, les observations de Luc Lagier éclairent, avec un respect immense pour le cinéaste, la vision de ce film qu’il faut aimer comme Altman estimant ses œuvres dites mineures comme ses propres enfants, aussi défectueux qu’en manque d’affection. On regrettera tout de même (hormis la décision de ne pas faire figurer sur le DVD les commentaires audio du réalisateur présents sur l’édition américaine) l’absence de Jazz 34, document musical inestimable d’un peu plus d’une heure que Robert Altman avait tourné dans la foulée de Kansas City et dont il n’utilisera finalement qu’une petite portion pour les scènes du Hey-Hey Club.