Au début de Nashville (1975), Geraldine Chaplin, dans le rôle d’une journaliste de la BBC à l’affût des célébrités, bondit d’enthousiasme à la vue d’Elliott Gould (dans son propre rôle). Lorsqu’on revoit Le Privé, sorti deux ans auparavant et adapté du profus roman The Long Goodbye de Raymond Chandler (1953), ce caméo furtif de l’acteur en playboy a de quoi faire sourire : l’interprétation du détective Philip Marlowe qu’il livre dans le film de 1973, aux antipodes de celle d’un Humphrey Bogart (dans Le Grand Sommeil, de Howard Hawks), tend en effet vers une forme de minimalisme décontracté, en ce qu’Elliott Gould ne capitalise à aucun moment sur la renommée de son personnage pour monopoliser la mise en scène et s’approprier le film. Robert Altman, quant à lui, laisse la nonchalance de son comédien infuser chacun des plans, en leur donnant ce rythme de flânerie inquiète qui caractérise la démarche d’Elliott Gould. Et c’est peut-être cette symbiose si parfaite qui rend Le Privé aussi profondément moderne : Gould et Altman renvoient les apparats du film policier au second plan, l’intrigue — quasiment vidée de sa tension potentielle — n’étant plus qu’un prétexte pour interroger les failles de l’Amérique de l’ère Nixon — et pour tout suspense, le cinéaste nous propose une enquête en suspens, faisant montre d’une désinvolture plus grande encore que celle du romancier vis-à-vis des conventions du genre.
Marlowe et les signes
En dépit des vingt années qui séparent le roman de Chandler (situé dans les années cinquante) de sa transposition scénaristique (dans l’Amérique des seventies), la trame du film respecte globalement celle du texte : Terry Lennox vient un beau jour demander à son ami Philip Marlowe de le conduire à la frontière mexicaine. De retour à Los Angeles, Marlowe est arrêté pour complicité de meurtre : la femme de Lennox a été retrouvée morte, atrocement défigurée. Quelques jours plus tard, le détective privé est cependant relâché : on lui apprend le suicide de Terry Lennox. Au même moment, une certaine Eileen Wade fait appel à Philip Marlowe pour tenter de débusquer son mari, un romancier à succès, mais surtout un homme violent, alcoolique et désabusé, qui fugue régulièrement du domicile conjugal. Tout en enquêtant sur Roger Wade, Marlowe entend prouver l’innocence de son ami.
Comment condenser cinq cents pages de roman en deux heures de film, sans trahir l’écriture de Chandler — laquelle oscille constamment entre plaisir de la digression et nervosité du roman noir ? Pour détailler le parcours qui conduit Philip Marlowe de Los Angeles au Mexique, Robert Altman se base essentiellement sur le script concocté par l’écrivaine Leigh Brackett, soit un succédané plutôt ingénieux de l’intrigue originale. Mais Altman s’en sert avant tout comme un moyen de laisser libre cours à son génie de la mise en scène : chaque étape du récit, fût-elle cruciale, devient pour lui l’occasion de déplacer l’enjeu des scènes, d’opérer un décalage entre leur contenu supposé et le traitement dont elles font l’objet. C’est dès le générique d’ouverture que nous en sommes avertis : pendant près de dix minutes, la simple préparation du repas de son chat enfle de façon spectaculaire, jusqu’à devenir pour Marlowe une question de vie ou de mort. D’où vient, cependant, que le film suscite une telle impression de dispersion et de divagation, celle-là même qui imprègne le roman, là où Altman ne s’autorise aucune pause narrative ? Tout simplement parce qu’il introduit la circonvolution au sein même du plan, et qu’il l’érige ainsi en principe de mise en scène. À plusieurs reprises, ce sont des jeux de reflets qui viennent superposer deux régimes d’action dans une même image pour en brouiller la lisibilité, comme dans cette scène où les Wade se disputent dans leur cuisine, derrière une baie vitrée sur laquelle se reflètent la mer, la plage et la silhouette de Marlowe qui esquive les vagues. Où se situe, à ce moment-là, l’inflexion dramatique de la scène ? Au niveau des Wade — et c’est donc la désagrégation du couple qui se trouverait mise en avant — ou à celui de Marlowe — et c’est alors la solitude du héros qui ressortirait davantage ?
De quoi Marlowe est-il le nom ?
Nonobstant ses échecs, le Marlowe de Chandler avait au moins pour lui d’être conforme à sa fonction de détective : dans la dernière partie du roman, il démontrait toute sa perspicacité en confondant Eileen Wade et en devinant in extremis la résolution surprenante de l’affaire Lennox, coupant l’herbe sous le pied du coupable. Mais ici, Altman achève de faire de Philip Marlowe un complet perdant, en proie aux caprices des autres protagonistes, toujours déphasé par rapport au cours des évènements. Le réalisateur est ainsi attentif à mettre en scène l’égarement de Marlowe au cœur d’un seul et même plan. À ce titre, la scène du dîner aux chandelles entre Philip Marlowe et Eileen Wade constitue un véritable morceau de bravoure : dans un premier temps, les deux personnages sont occupés à meubler une conversation insignifiante. Ils sortent ensuite de table, se dirigent vers la baie vitrée et, à ce moment, Marlowe apprend à Eileen Wade qu’il a des soupçons sur elle. Alors qu’il se montre plus ouvertement offensif à son égard, la caméra opère progressivement un zoom, jusqu’à ce que le paysage nocturne que laisse voir la baie vitrée vienne occuper la majeure partie de l’écran. Une tache indistincte se déplace face au ressac, avant qu’on ne devine la silhouette de Roger Wade qui, ivre, court se jeter dans les flots. Marlowe n’est alerté que par la frayeur subite d’Eileen Wade, qui se précipite sur la plage. Le plan magistral sur lequel se clôt cette scène-clef est à l’image du Marlowe construit tant par Robert Altman que par Elliott Gould : insensible aux signes qui lui sont présentés dans l’image, il n’a plus de détective que le nom.
Adieu à Hollywood
De fait, Marlowe n’est plus ici que le fantôme de sa propre légende, symbole d’une Amérique qui ne parvient plus à se réfléchir et à s’imaginer autrement que sous la forme d’une triste et vaste mascarade : l’Amérique du Watergate, dans la débâcle de la Guerre du Vietnam, et qui semble déjà revenue de ses utopies libertaires (les voisines hippies de Marlowe sont filmées comme une cellule imperméable aux accidents du dehors). Le film épouse d’un bout à l’autre ce désenchantement, en donnant au microcosme de Los Angeles l’aspect d’une grande famille de corrompus, où la rectitude morale de Marlowe serait tout à fait exotique (la scène de la fête chez les Wade traduit cela de façon remarquable) — et, de même que The Long Goodbye constituait un roman d’inspiration largement autobiographique pour Raymond Chandler, de même Le Privé peut-il se lire comme un film-bilan, dans lequel Robert Altman méditerait sur son statut de cinéaste au cœur de l’industrie hollywoodienne. La chanson « Hooray For Hollywood » (1937) qui retentit pendant le générique de fin synthétise cette dimension autobiographique du Privé : emblème de l’Âge d’Or des studios, elle vient apporter un commentaire ironique au titre original du film, que le réalisateur voit peut-être comme son propre adieu à Hollywood. M.A.S.H. (1970), sa première grande réalisation pour la Fox, rencontra certes un succès inattendu, mais son western iconoclaste John McCabe (1971) fut un échec public cuisant, de même que Le Privé — qui, lui aussi, reste peu de temps à l’affiche. La carrière hollywoodienne du réalisateur en prend un coup ; entre la fin des années 1970 et le début des années 1990 (en 1992, il signe un retour réussi avec The Player), il travaille presque exclusivement en dehors des studios. Peu de nostalgie, cependant, dans la mélancolie désinvolte du Privé, thriller aussi solaire que ténébreux. C’est qu’Altman conçoit ses adieux au classicisme hollywoodien — qui auraient pu se réduire à un hommage inoffensif — comme une sombre plaisanterie : c’est ce qu’illustre la scène où le gangster Marty Augustine (Mark Rydell) lance un verre de coca à la figure de sa maîtresse, pastiche outré de la fameuse scène de la cafetière de Règlement de comptes (1955). Le visage bandé et suturé de la jeune femme que l’on apercevra plus tard, au détour d’un plan — réminiscence de celui de Gloria Grahame dans le chef‑d’œuvre de Fritz Lang –, pourrait être la métaphore parfaite du Privé : un film noir défiguré, qui aurait pris acte de l’étiolement du rêve hollywoodien.