Le thriller moral. On salue le courage de Catherine Corsini d’étendre son cinéma, jusqu’alors fondé sur l’amour et ses déclinaisons, comiques (La Nouvelle Ève, Les Ambiteux) ou mélodramatiques (Partir), en osant affronter un genre si risqué. Mais le courage suffit-il à faire un bon film ? Rien n’est moins sûr…
Al a gravi les échelons sociaux. Il va se marier et devenir le boss du garage de son futur beau-père. Il a beaucoup travaillé, il l’a bien mérité. Alors ça se fête. Avec ses potes, ils font les cons en bagnole. Il fait nuit, les rues sont vides. Al rigole, fonce, se laisse distraire par une photo sur un iPhone en arrivant avenue de Laumière. Un groupe de Moldaves. Moldaves, donc sans-papiers, donc entassés dans un petit appartement, donc travaillant au noir. D’ailleurs, il faut y aller. Et l’un d’eux s’en va dans la nuit parisienne, vers l’avenue de Laumière. Juliette, une jeune et jolie bobo. Qui dit bobo dit vie sans problèmes. Il faut donc bien s’en inventer pour combler ce vide existentiel. L’étudiante en médecine, enceinte de trois mois, s’embrouille donc avec son ami, gentil prof de philo, au sujet de leurs apparts. Mais c’est compliqué, alors elle fait une pause sur le balcon qui donne… sur l’avenue de Laumière.
De ce montage alterné sur ces trois mondes, la convergence est attendue : la voiture d’Al vient heurter le Moldave sous les yeux de Juliette, témoin réuni en un plan au couple coupable/victime à la faveur d’un léger panoramique. Pas de chance pour le jeune homme, ce témoin est doté d’une sacrée bonne vue : elle affirmera au flic pouvoir identifier le chauffard qui a pris la fuite en pleine nuit, à plusieurs dizaines de mètres de sa fenêtre : un brun, en costume sombre (c’est certain qu’à Paris, ça ne court pas les rues). Hantée par l’accident, Juliette fait tout pour aider Véra, la femme du blessé, à retrouver le fuyard. Justement, l’étudiante reconnait Al devant la chambre d’hôpital, venu rendre visite à sa victime, rongé par les remords et le poids de la culpabilité. Elle réalisera alors qu’il n’est pas si méchant… et plutôt beau gosse. Ces deux-là finissent par coucher ensemble (si si, vous avez bien lu) et Juliette ne sait plus quoi faire : faut-il dénoncer Al ? Un gros dilemme, qui vient combler son vide existentiel avide de problèmes.
Trois mondes, donc, dessinés en quelques traits par Corsini. Dommage que ce sens de la synthèse ne serve que de nauséabonds clichés, épaississant grossièrement les portraits esquissés dans la première séquence. Lesquels n’auront droit pour toute évolution qu’à un simple renversement qui ne fait que retourner le manichéisme sans l’en extraire : le méchant se révèle un mec intègre et d’origine modeste, comme si sa condition sociale pouvait excuser son délit de fuite ; la gentille veuve se transforme en furie tandis que ses potes moldaves, forcément peu bavards, crânes rasés, vestes en cuir, viennent bousculer la pauvre Juliette. Quant à celle-ci, elle passe du statut de témoin à ceux de coupable (complice, elle couche avec l’ennemi) et de victime (malmenée par ces clandestins envahissants qui voudraient la vérité). Ses objectifs ne sont ainsi jamais clairement définis et s’égarent dans une confusion qui finit par lasser. La faute à une double ambition étonnement démesurée. La piste sur les limites de la bonté était intéressante, mais reste plombée par l’ambition philosophique et morale, à propos de la valeur d’une vie, de la culpabilité et la responsabilité (interrogations soulignées si besoin par le cours du gentil prof). Des sujets qui auraient demandé plus de finesse, mais se trouvent là engourdis par une ambition romanesque qui transforme le film en un pot-pourri entre suspense, idylle, lutte des classes, malaise identitaire, clandestins.
À l’image de Juliette, Corsini refuse de choisir entre les pistes et les genres, et laisse une impression de flottement. Pourtant bourrée de bonnes intentions, elle s’embarque dans une situation qu’elle ne parvient pas à dénouer. Alors, la cinéaste, qu’on avait pourtant connue plus subtile, se raccroche à des ficelles scénaristiques épaisses comme des cordes qui ne pourront assurer son sauvetage tant elles sont invraisemblables. Ainsi, tout le monde se croise tout le temps. Certes, « Paris est tout petit » entendait-on chez Carné, mais le hasard finit par avoir bon dos et signale surtout la faiblesse du scénario qui s’en remet trop à l’accidentel. C’est d’ailleurs l’accident qui force la rencontre de ces trois mondes. Ou sphères. Car il n’y a pas trois mondes dans ce film. Il n’y en a pas un seul. Il n’y a que de l’immonde. Un immonde cimenté par une fatalité sociale qui évite à Corsini d’apporter la moindre réponse aux questions morales qu’elle a lourdement soulevées. Si ce n’est peut-être qu’il est préférable de ne pas agir tant l’engagement ne mène nulle part et exacerbe le mal. Vaut-il mieux faire comme si l’on n’avait rien vu ? Un douteux conseil qu’on aurait presque envie de suivre devant Trois mondes.