On pouvait avoir l’audace d’espérer autre chose en allant voir La Belle Saison de Catherine Corsini, film consacré à la romance difficile entre une paysanne montée à Paris dans les années soixante-dix (incarnée par Izïa Higelin) et une professeure d’espagnol engagée au Mouvement de Libération des Femmes (Cécile de France), une femme a priori plus émancipée et plus libre. Car, dès l’abord, un constat prometteur s’imposait : Catherine Corsini choisit d’aborder le MLF par le biais de deux personnages anonymes. Par là-même, on ne peut s’empêcher d’observer que pour parler du féminisme, elle s’écarte du genre plus fréquemment utilisé dans les films de fiction français de ces dernières années, à savoir le biopic d’icônes ou de figures historiques (on peut citer Sagan ou Violette). Par là même, on se rapproche davantage des personnages évoqués par le documentaire Les Invisibles de Sébastien Lifshitz qui, de l’aveu de la réalisatrice, fut une inspiration importante : des pionniers et des pionnières des mœurs dont l’Histoire n’a pas nécessairement retenu le nom.
Féminisme de musée
Pourtant, il est aussi impossible de ne pas remarquer que l’histoire se situe tout de même dans les années soixante-dix, un périmètre confortable, qui, en termes d’iconographie, donne lieu à un glamour un peu facile. C’est donc le premier défaut de La Belle Saison de Catherine Corsini que de faire de la lutte féministe non pas son propos essentiel et son moteur dramatique mais un accessoire historique, un élément de décor servant à documenter le passé. Tout y passe et y passe très vite : du chant emblématique du MLF au manifeste des 343 Salopes en passant par le planning familial, les « effets de réel » défilent avec une superficialité étonnante. Associés à des témoignages de l’époque comme les pantalons patte d’éléphant et les platines vinyles de voyage, ils participent à une reconstitution fétichiste et kitsch de cette époque. Dès lors, ainsi relégué au statut de contribution nostalgique, d’élément du mausolée, le combat est partiellement vidé de sa dimension subversive. Canonisée, la révolution est vite domestiquée. Ceci est renforcé par la mise en scène sage des décors dont la campagne est un bon exemple. Dès la première scène dans laquelle Izïa Higelin trône sur son tracteur (et malgré les velléités de la réalisatrice de montrer le travail agricole), elle est filmée comme un havre bucolique un peu fantasmé dans la mesure où le temps y est souvent au beau fixe et les paysages souvent somptueux.
Cette iconographie inoffensive, on la retrouve également dans la représentation des corps de femmes et de leur apparence physique. Cécile de France est censée incarner un porte-drapeau du féminisme mais ses cheveux impeccablement ondulés, presque immobiles, évoquent davantage les pages glacées de Marie Claire Maison. Par ailleurs, si les actrices semblent engoncées dans leurs costumes et leurs ceinturons seventies, elles n’oublient pas d’en sortir pour de classiques scènes de bain (auxquelles on ne coupe pas) ou d’amour. Dans ces scènes, le nu essaie d’être une menace à l’ordre établi par des plans larges sur les corps dans leur intégralité mais cette exposition totale ne parvient pas tout à fait à convaincre que l’on s’éloigne des mises en image classiques puisque les canons sont parfaitement respectés. Il faut tout de même faire une exception pour Izïa Higelin qui échappe à cette standardisation car elle sait défier la caméra de son visage sauvage, imposer une attitude légèrement hors norme et une forme d’agressivité placide assez remarquable.
L’eau de rose
Mais, l’élément le plus étrange de cette hagiographie des gentilles féministes parisiennes tient à la représentation même du MLF. La première réunion à laquelle nous assistons en est un exemple probant : dans un amphithéâtre, des femmes s’écharpent en hurlant des phrases lexicalement très pauvres, Cécile de France impressionne un peu la foule dans une parodie de discours galvanisant (dont l’essence rhétorique tient en ces quelques mots : « On veut juste être entre nanas ») et tout se résout en chanson. C’est pourquoi le film atteint un objectif contraire à ses bonnes intentions. En nous montrant des filles qui piaillent, qui hurlent, qui courent quand elles sont contentes, qui s’expriment mal et dont les seules tentatives de pensée se résument à des slogans éculés, en somme en voulant retranscrire une frénésie et non un discours, le film conforte maladroitement une vision malheureusement très partagée du féminisme comme hystérie collective. Il aurait fallu moins de gloussements pulsionnels et plus de prise de paroles pour pouvoir restituer à ces débats leur véritable et authentique légitimité.
Enfin, la relation centrale entre les deux personnages est problématique. En débutant comme un manifeste sur le féminisme, le film nous induit en erreur dans la mesure où il montre rapidement son véritable visage d’histoire d’amour très romantique. Or, même si cette tension entre la passion et l’engagement en faveur de l’indépendance est brièvement évoquée par l’un des seuls personnages masculins du film, elle est rapidement mise de côté et aurait mérité d’être davantage explorée. En effet, l’un des apports fondamentaux du mouvement féministe a probablement été la possibilité pour les femmes de se lier autrement que par l’amour ou le mariage. La redécouverte d’une forme de camaraderie, de solidarité des membres du même sexe constitue même l’essence des paroles de l’Hymne des femmes qu’entonnent les militantes au début du film. Le très beau film de 1976 d’Agnès Varda intitulé L’une chante, l’autre pas, emblématique de cette époque, était d’ailleurs une ode à l’amitié entre femmes. Il est donc un peu dommage que le scénario refuse cette possibilité de complexité et que le personnage censé être l’agent de l’émancipation (celui incarné par Cécile de France) s’abandonne sans scrupules, comme une demoiselle de roman de gare, à une adoration dévastatrice, au credo qui veut que l’amour soit plus fort que tout (y compris les luttes politiques).
Cette passion pour l’amour est ce qui nuit à la crédibilité du film dans la mesure où la lutte pour l’indépendance ne s’assortit pas d’un attachement réel à ce qui fait son fondement : le travail. On entend bien Cécile de France expliquer à celui qui est représenté comme un sombre idiot de la campagne que les femmes doivent gagner leur propre salaire. Cependant, elle met rarement ce mot d’ordre en application car on la voit surtout gambader nue dans les prés, prendre un très long congé sabbatique loin de la ville pour être près de sa belle et inciter celle-ci à quitter son engagement professionnel. En effet, seul le travail agricole est représenté sous la forme des tâches pénibles et ritualisées d’Izïa Higelin. Il en ressort une impression paradoxale car, au premier degré de lecture, la vie à la ferme est stigmatisée comme entravant le développement sentimental de l’héroïne (à l’aide de nombreux stéréotypes sur le conservatisme buté des paysans). Mais, on peut aussi l’interpréter comme une voie de dépassement de soi, le moyen d’accéder à une certaine forme de sagesse patiente (le personnage de mère courage incarné par Noémie Lvovsky n’est pas le moins dépourvu de force). Qu’il soit désiré ou non, cet inversement didactique entre la Féministe et la fermière qui fait que l’apprenant n’est pas toujours celui qu’on croit est un des points saillants du film. Pourtant, ce qu’il reste de La Belle Saison, c’est l’expérience d’une histoire d’amour que l’on voudrait nous faire ressentir comme comme passionnelle mais qui n’est pas entièrement convaincante émotionnellement. On comprend donc qu’en réalité, le film souhaite davantage parler de l’homosexualité et des obstacles sociologiques ou psychologiques qui se dressent lorsque l’on cherche à vivre sa vie comme on l’entend. Si le sujet est moderne et qu’il faut du courage pour l’aborder, le fait de placer l’intrigue dans une époque où les empêchements étaient bien plus nombreux donne au tout l’allure d’un digne coup d’épée dans l’eau, dont les bonnes intentions ne permettent pas vraiment d’affronter les combats d’aujourd’hui.