Après la plongée pseudo-documentaire dans les arcanes de sa ville natale par le biais de la figure de sa mère (Winnipeg mon amour), le réalisateur canadien Guy Maddin poursuit son travail d’exhumation autobiographique avec Ulysse, souviens-toi. Mais cette fois-ci, l’entrée en matière se fait directement dans la fiction, à travers la représentation d’un père disparu qui revient au bercail après une longue absence, comme un écho à l’Odyssée d’Homère et à l’histoire personnelle du cinéaste (son père est décédé lorsqu’il avait 21 ans). À mi-chemin entre l’histoire de fantômes et un hommage aux films de gangsters, Maddin crée une œuvre joyeusement foutraque, dont l’atmosphère lugubre et étrange donne lieu à des vibrations symbolistes fulgurantes.
Par le trou de la serrure, c’est ce que suggère le titre original du film (Keyhole), Maddin nous entraine dans ce qui pourrait être la maison de son enfance, comme un retour aux origines de son propre cinéma, un court-métrage intitulé The Dead Father (1986). Ici, le père se nomme Ulysse Pick, malfrat amnésique qui retrouve sa bande de voyous dans une maison prise au piège d’une tempête, et tente de reconquérir les fragments de son passé à l’aide d’une médium aveugle. Maddin construit son récit sur les bases classiques d’une quête, dont les différents objets, meubles et pièces du logis d’Ulysse constituent les précieux sésames de l’avancée au plus profond de la psyché du héros. Mais la progression du récit est tout sauf linéaire et procède plus du collage, dans un assemblage d’éléments de divers genres cinématographiques (huis-clos, maison hantée, films de gangsters des années 1930) qui empêchent Ulysse… de rentrer dans une logique de ronronnement narratif.
Formellement, cette obsession se traduit par le recours à des plans digressifs sur les objets et meubles qui constituent l’âme en peine de la demeure, et agissent comme des souvenirs menaçants. La maison hantée et ses classiques composants (passages secrets, voix, présences impromptues) tissent un labyrinthe de possibles, de potentialités qui pourraient donner lieu en elles-mêmes chacune à un court-métrage, format d’ailleurs très prisé par le cinéaste canadien. En résulte un conte étrange et obscur qui produit des glissements émotionnels contradictoires, par le biais d’un montage sautillant et déroutant, en cherchant à gommer la notion de continuité narrative. Le passage au format numérique renforce ce sentiment de perdition, car la beauté glacée des images dans le traditionnel noir et blanc « maddinien » contraste avec la violence des thématiques abordées (rejet, adultère, enfermement) et la nature torturée des affects des personnages.
Pour autant, Ulysse… n’a rien d’un film sinistre, car il s’y joue un grand plaisir du capharnaüm qui constitue un moteur d’étonnement constant, dans la façon dont Maddin réussit par surprise à insérer ces éléments épars à la surface même du récit. Ainsi, une chaise électrique, dont la présence serait pour le moins incongrue dans une demeure, permet ici de déterminer qui sont les vivants et les morts, dans un affrontement entre rire et angoisse plutôt réjouissant. Le mélange des visages célèbres (Jason Patric, dont la présence impose une formidable colère contenue, ou bien Isabella Rossellini et Udo Kier) et d’acteurs non-professionnels aux gueules mystérieuses participe à la composition de ce saisissant raffut, achevant de propulser le film vers des horizons finalement peu déterminables. Ici, tel l’Ulysse de l’Odyssée, on navigue à vue, et l’impossibilité de se projeter en tant que spectateur dans des eaux moins troubles produit des impressions assez disparates, entre fulgurance et agacement. Mais la belle témérité de Guy Maddin, dans sa volonté de mélanger des genres étrangers et de s’attaquer au support numérique, témoigne d’une capacité à avancer malgré l’aspect parfois très codifié de son cinéma, symbolisée par un dénouement qui remet in fine le fils d’Ulysse au centre du film. Comme un déplacement de perspective, comme le renouveau d’un retour aux sources.