De quoi peut-on mieux parler que de sa propre existence ? Le cinéaste de Winnipeg nous propose avec subtilité de nous immerger dans ses souvenirs les plus profonds tout en nous conduisant sur le chemin sinueux d’une passionnante intrigue surréaliste.
Peintre en bâtiment, Guy Maddin est chargé par une lettre de sa mère de retourner sur son île natale pour recouvrir, tel un palimpseste, les murs du phare de son enfance, ancien orphelinat tenu autrefois par cette dernière. Surgissent alors les fantômes de son passé. Il se souvient de son premier amour, de secrets inavouables et des rapports conflictuels entre sa mère autoritaire et sa sœur adolescente. Alertés par des parents adoptifs, deux jeunes détectives, Wendy et Chance Hale, plus connus sous le nom des enfants lumières, tentent de percer un étrange mystère. Pourquoi les orphelins sont-ils tous affublés de blessures dans la tête ? Guy s’éprend alors de la jolie Wendy tandis que sa sœur, Sis, est séduite par le célèbre et mystérieux Chance. L’enquête progresse jusqu’à ce que la vérité soit dévoilée, précipitant les habitants de l’île vers un dénouement chaotique.
Ce film produit par l’atypique Film Company, studio indépendant basé à Seattle, ne se déroule pas cette fois-ci dans la ville natale du réalisateur canadien, ce qui semble ne pas avoir affecté la prégnance de ses souvenirs. Le tournage a eu lieu sur une plage de la côte ouest américaine, qui ressemble étrangement aux rives du Gimli où enfant, le réalisateur passait ses vacances. La question de la mémoire est au cœur de ce mélodrame. L’île, théâtre de l’intrigue, symbolise l’enclave de son enfance. On ne peut s’y échapper comme on ne peut se soustraire à ses souvenirs. Notre passé nous constitue et nous habite. La fin tragique témoigne de cette incapacité à se dégager de l’héritage familial. Sis, la sœur de Guy, reproduira ainsi les déviances de sa mère. Pour raconter ses souvenirs le cinéaste met en scène les membres de sa famille. La figure matriarcale est ainsi récurrente. Elle est dominatrice dans Winnipeg, mon amour (sortie prévue en 2009), objet de désir dans Careful et Les lâches s’agenouillent, tyrannique dans Des trous dans la tête !. On retrouve également la figure emblématique du père comme dans l’œuvre de Bruno Schulz, grande influence de Guy Maddin pour ce film.
Comment le cinéaste parvient-il à se réapproprier les codes du cinéma muet pour faire revivre les éléments de son passé ? Iris, intertitre et bonimenteur ne sont jamais des artifices. Le fondu à l’iris par exemple renvoie à la vision de la mère prolongée par l’appendice de sa lunette téléscopique la rendant menaçante par son omniprésence. La surface granuleuse de la pellicule super8 illustre dans une élégante plasticité la fragilité des souvenirs vaporeux. Elle évoque les films de famille, précieuses archives permettant de sauver de l’oubli des morceaux de vie. Ce format avait permis de faire rentrer les caméras vidéo dans les foyers démocratisant ainsi leur usage. Ce qui pourrait être traditionnellement considéré comme des imperfections techniques apporte une couleur poétique qui sied admirablement à l’écriture des souvenirs d’enfance. L’utilisation du muet ne se résume en aucune manière à un simple exercice de style. Il nous rappelle combien les techniques des pionniers du cinéma, tel Abel Gance, sont encore de nos jours d’une modernité mordante.
Le processus de remémoration est illustré par le montage cadencé. Les images sont samplées comme l’étaient déjà dans une moindre mesure celles de Et les lâches s’agenouillent. Les souvenirs ressurgissent à la conscience de façon imprévisible comme des flashes et nous obsèdent comme ces images en boucles. La technique du muet est donc revisitée grâce aux moyens technologiques actuels. Il ne s’agit pas de transposer des procédés pour créer un film comme on aurait pu le faire quelques décennies plus tôt. Le réalisateur prolonge ces techniques avec une vision contemporaine en prenant en compte l’évolution du regard du spectateur. Cette mise en scène de la réminiscence est renforcée par la répétition musicale de mots ou phrases, scandés par le bonimenteur, Isabella Rossellini. Les dialogues sont absents et seule la voix de l’actrice accompagnée par la musique nostalgique de Jason Staczek, auteur attitré de la Film Company, nous berce et nous transporte dans les ténèbres de la pensée.
La question du sonore reste donc fondamentale au sein de l’œuvre de Guy Maddin. Il nous rappelle que le cinéma muet n’a jamais été silencieux. Dans Des trous dans la tête !, le son saturé de la voix nasillarde de la mère ne se fait entendre que pour rappeler à l’ordre. Transmis par l’aérophone – ingénieux instrument inventé par le père de Guy pour qu’elle puisse rester en contact avec ses enfants –, il met en exergue la toute-puissance de ce personnage, gardien de la conscience des jeunes insulaires. La corne de brume quant à elle personnifie le père. Comme un rappel à l’ordre, elle est l’annonce d’une sanction pour punir les enfants désobéissants.
Ce cinéma référencé ne fait jamais figure de pastiche. Le choix de l’utilisation du langage du cinéma primitif trouve tout son sens dans cette œuvre. Rechercher au plus profond de son inconscient les sensations de l’enfance comme on revisite l’origine du septième art.
Les orphelins vêtus de longues chemises de nuit blanches nous rappellent les pensionnaires de Zéro de conduite de Jean Vigo. On y retrouve également la spontanéité, la naïveté de l’enfance. La caméra court sur la plage avec une grande liberté. Les spectres des expressionnistes allemands flottent au-dessus de ce film. L’utilisation du noir et blanc intensifie l’effet dramatique. Les ombres prennent ainsi toute leur densité. La magie inhérente à l’œuvre de Georges Méliès est palpable, grâce à l’apparition des fantômes, qui nous évoquent les surimpressions de ce dernier. Le laboratoire du père de Guy, peuplé de myriades de tubes à essai d’où s’échappent les vapeurs de potions miraculeuses, respire l’atmosphère de celui du Frankenstein de James Whale ou de La Chauve-Souris du diable de Jean Yarbrough avec Bela Lugosi. La collecte de l’eau de jouvence et le rajeunissement inattendu de la mère nous renvoie au Chérie, je me sens rajeunir d’Howard Hawks. Le jeune détective se métamorphose en Fantômas de Louis Feuillade pour conduire des missions périlleuses. Les rôles s’inversent, le bandit masqué devient le détective. Wendy joue du travestissement pour passer inaperçu et conquérir sa bien-aimée. Ce jeu met particulièrement bien en scène la quête d’identité caractéristique des polars adolescents. Guy Maddin s’amuse à brouiller nos repères. Les influences multiples et hétérogènes confèrent à cette œuvre protéiforme son caractère si particulier et tellement envoûtant.
Nota Bene : Ce film a été présenté sur scène à l’Opéra de Berlin avec Isabella Rossellini comme narratrice, dans le cadre du Festival international du film de Berlin après avoir été montré à Toronto en septembre 2006, à New York au Lincoln Center, en octobre 2006, en Amérique Latine avec Geraldine Chaplin, à New York avec Lou Reed, Laurie Anderson, Eli Wallach, Crispin Glover et John Ashbery. On attend avec impatience de pouvoir assister à cette représentation en France, ainsi que la sortie française de Winnipeg.