On attendait avec impatience la sortie du dernier documentaire-fiction Winnipeg, mon amour tourné en 2007 par le réalisateur canadien Guy Maddin encore malheureusement trop méconnu par le public français. Le Centre Pompidou a su cependant pallier cette injustice en proposant une rétrospective intégrale de l’œuvre de ce magicien du cinéma qui se déroule du 15 octobre au 7 novembre. Le lundi 19 octobre, on a pu également avec enchantement assister à la version scénique de son précédent film Des trous dans la tête ! au théâtre de l’Odéon et samedi dernier Antoine Guillot, producteur à France Culture et France Musique animait une master class en présence du cinéaste, qui nous a dévoilé avec une grande générosité et beaucoup d’humour ses secrets de fabrication. Même si d’emblée, ce dernier avoue ne pas avoir été attiré par le genre documentaire, il a su faire de cette commande de la chaîne canadienne The Documentary Channel un film singulier émaillé aussi bien de références au cinéma bis qu’au cinéma d’avant-garde. Il opère ainsi une savante alchimie entre son histoire personnelle et celle du septième art sans jamais glisser du côté d’un dangereux exercice de style. Il manie avec aisance les codes du cinéma pour mieux s’en affranchir et recréer ainsi son propre langage cinématographique tellement novateur.
Avec ce neuvième long-métrage, Maddin rend hommage à sa ville natale, berceau de sa création, omniprésente dans sa filmographie. Il esquisse un portrait décalé de ce lieu atypique et de ses habitants en nous proposant un voyage dans le tortueux labyrinthe de ses souvenirs les plus intimes. Il mêle expériences personnelles et légendes urbaines usant tour à tour d’images d’archives, de reconstitutions et de séquences d’animation. Influencé par le cinéma primitif il se réapproprie la grammaire de ce dernier : carton, grain épais de la pellicule, travail sur les ombres menaçantes des corps à la manière des expressionnistes, voix du bonimenteur, la sienne en l’occurrence. Il explore avec les techniques actuelles, les ressources du cinéma muet qui fut bien vite abandonné au profit du cinéma parlant. Cette attitude post-moderne sied à merveille avec le propos du réalisateur. Il plonge grâce à ces procédés formels le spectateur dans un état second de rêve éveillé, dans lequel réalité et imaginaire se mêlent dans un récit onirique.
Winnipeg, ville glaciale et somnambulique devient la métaphore de l’inconscient du cinéaste. Elle est le théâtre de ses souvenirs enfouis teintés d’inhibitions et de désir. On retrouve dans cet « essai » autobiographique la mythologie personnelle de l’auteur. Les thèmes chers au réalisateur sont présents : la mère hystérique et l’univers feutré de son salon de coiffure, le père chéri et absent et l’odeur de testostérone qui émane des vestiaires du stade de hockey sur glace qu’il fréquente régulièrement, la sœur victime de l’autorité matriarcale. Ce n’est pas par hasard si le personnage charismatique de la mère est interprété par la magnifique Ann Savage, actrice américaine mythique des studios hollywoodiens des années 1940 décédée en 2008. Le choix de faire jouer après 50 ans sans avoir tourner dans un film, cette star du film noir, qui incarna dans de nombreux films et notamment Détour d’Edgar G. Ulmer, la femme fatale n’est pas anodin. En effet chez Maddin, la figure maternelle est invariablement castratrice et toute-puissante. On se souvient de la mère panoptique de Des trous dans la tête ! tyrannisant le jeune Guy ou celle vampirique d’Et les lâches s’agenouillent. Ici Ann Savage campe avec une grande justesse le rôle de cette mère caractérielle et pourtant si attachante. On retrouve également l’univers masculin des matchs de hockey de son enfance. Le destin du stade, panthéon d’une époque révolue est étroitement lié à celui de la ville. Sa tragique destruction annonce le changement de la cité en pleine mutation happée par le progrès. Guy Maddin porte un regard nostalgique sur Sa Winnipeg dont le visage change inexorablement.
En reconstituant des scènes emblématiques de son enfance, le cinéaste dévoile par couches successives tel un palimpseste les angoisses et les traumatismes qui le constituent en tissant entre eux les fils de son passé. Le narcissisme de Maddin n’est pourtant jamais pesant. Il sait, en parlant de sa propre expérience, s’adresser à nous, spectateurs. Fortement influencé par le surréalisme, il est, en digne héritier d’un Luis Buñuel, le cinéaste des obsessions, des sentiments refoulés. L’expression de cette intériorité est mise en scène par la voix du narrateur, la sienne, qui répète certains mots clés dans une litanie hypnotique. Cinéaste de la mémoire, il en explore les mécanismes pour les exprimer plastiquement. Les réminiscences effleurent à la surface de la conscience sous forme de flashs liés entre eux par des fondus enchaînés dans un montage épileptique.
Avec cette œuvre protéiforme, Guy Maddin s’affirme à nouveau comme un cinéaste majeur en marge de l’industrie cinématographique. Son humour grinçant fait voler en éclats les conventions et prouve qu’un cinéma indépendant fait de peu de moyens peut encore exister.