Réalisé par Robert Bresson en 1969, Une femme douce ressort aujourd’hui sur les écrans. Adapté d’une nouvelle éponyme de Dostoïevski, le film relate l’histoire d’un homme qui, après le suicide de sa femme, se remémore leur vie commune. Finalement peu connu comparé au reste de la filmographie de Bresson, Une femme douce est pourtant un chef d’œuvre empreint d’une intensité tragique rare.
Réalisé en 1969, soit deux ans après Mouchette, Une femme douce semble inaugurer la dernière partie de l’œuvre de Bresson. L’abandon du noir et blanc au profit d’un style de mise en scène de plus en plus abouti et épuré a contribué à donner une image extrêmement austère de ses derniers films. Bresson renonce à ces échappées pleines de grâce telles qu’on pouvait les trouver dans Au hasard Balthazar, lorsque dans un noir et blanc lumineux il filmait le beau visage d’Anne Wiazemsky saupoudré de fines touches de Schubert. Certes, ses dernières œuvres ont quelque chose de jusqu’au-boutiste, tant le cinéaste semble porter son style à un point d’abstraction ultime. Pourtant, ces films ne sont en aucun une façon de rejouer sa partition par goût de la forme pure, mais se révèlent en adéquation avec des récits glacés et désespérés, emprunt d’un pessimisme qui trouve son apogée sanglante avec le meurtre qui ouvre son dernier film, L’Argent, sorti en 1983.
En faisant débuter le film par le suicide de la femme douce, incarné à l’écran par la sublime Dominique Sanda, Bresson supprime par conséquent tout suspense. Les mots et les gestes apparaîtront alors comme une chorégraphie d’une implacable logique menant vers un dénouement tragique. La cause est entendue, et la seule chose que nous pouvons faire est donc, à l’instar du mari faisant les cents pas autour du lit de mort de son épouse, de nous intéresser au passé et aux raisons qui ont pu mener cette femme à se jeter par la fenêtre. Comment en est-on arrivé là ? Cette question est d’autant plus obsédante que le minimalisme et le silence instaurent un climat de recueillement, vidé de toute forme superflue susceptible de nous distraire et de détourner notre regard de ce corps inanimé face à nous. Et même si la voix-off du mari reconstruit la suite des évènements via le prisme de sa sensibilité, l’image a pourtant sa vie propre et reste imperturbable. Le visage de Dominique Sanda dissimule quelque chose que les spéculations et interprétations de son époux ne peuvent éclairer. Bien qu’ayant laissé entendre que le passé de cette femme fut douloureux, Bresson ne souhaite pas livrer un ensemble d’explications trop évidentes par le biais de considérations sociales et psychologiques. Le catholique qu’il est se refuse à avoir recours à la science afin d’expliquer les agissements des individus.
En acceptant le mariage, le personnage incarné par Dominique Sanda se voit offrir la possibilité de tirer un trait sur son passé, et d’embrasser une vie confortable dans laquelle elle n’aura qu’à se laisser porter par l’homme qui lui a promis de se charger de son bonheur. Mais ce qui apparaît au fur et à mesure du film, c’est que cet homme a lui aussi un passé, et porte le poids d’une faute qu’il a commise et qui l’a fait chuter socialement. Bien qu’ayant remonté la pente, cette affaire l’a plongé dans une solitude qu’il lui est difficile de supporter. Son erreur consiste à croire qu’il est possible de se reconstruire une vie hors du monde, de repartir à zéro. C’est ce qui le pousse consciemment ou inconsciemment à emprisonner sa femme dans un système qu’il aura lui-même érigé, codifié par un ensemble de gestes et de déplacements rendus magistralement à l’écran par la mise en scène de Bresson. Mais les agissements de son épouse réduisent à néant ce système, et cet homme qui voulait tout contrôler voit disparaître sa contenance face à la crainte de perdre sa seule raison de vivre.
Tenter de trouver les raisons qui ont poussé cette femme au suicide en remontant le cours des événements est une méthode qui a toutefois ses limites. Car il y a en toile de fond chez elle comme une conscience aiguë du néant, du vide, comme une incapacité à trouver un sens à l’existence en général. Durant le film, le couple se rend à plusieurs reprises au musée d’histoire naturelle afin de contempler les squelettes, ou au zoo observer les singes et leurs comportements. Les parallèles faits à cette occasion entre la vie humaine et animale semblent provoquer chez cette femme une sorte de fascination mêlée d’effroi, de nausée au sens sartrien du terme, révélant son incapacité à considérer la vie comme autre chose que de la matière. En auteurs chrétiens qu’ils sont, Bresson et Dostoïevski dépassent la simple approche sociale afin d’ouvrir leurs récits à des questionnements métaphysiques, considérant que l’idée d’habiter le monde ne va pas de soi.