L’année 1966 qui vit sortir sur les écrans Au hasard Balthazar il y a près de 50 ans fut une année en tout point prodigieuse, année majeure dans l’histoire contemporaine de la France qualifiée d’annus mirabilis, année magique ; on trouve la même année une sorte de grand écart entre La Grande Vadrouille de Gérard Oury et Pierrot le fou ou Masculin féminin de Godard (respectivement en 1965 et en 1966).
Parmi ces films Au hasard Balthazar prend une place en tout point admirable, film qu’en miroir nous pourrions sous-titrer « asinus mirabilis », constituant une sorte de contrechamp des films contemporains caractérisés par leur veine comique, historico-politique et/ou sentimentale. Car l’âne Balthazar est merveilleux au sens de mythique : si c’est à la Bible qu’il doit son nom, reprenant le nom de l’un des rois mages venus célébrer la naissance du Christ, mais aussi à l’univers de la comtesse de Ségur (Mémoires d’un âne), Balthazar doit encore son nom, et le film son titre, à une supposée devise du comte des Baux, présupposé descendant dudit roi mage. Le titre augure d’une dimension en apparence ludique par sa rime pour définir la vie allant au petit bonheur la chance, et contradictoire avec le gros plan sur un animal simple par excellence portant le nom d’un roi (Balthazar signifie « Dieu protège son roi »). C’est toute l’étonnante singularité de Bresson que de faire ici une sorte d’autobiographie animale qui a aussi avoir avec la propre biographie du réalisateur, comme à chacun d’entre nous.
En prenant « le regard de l’âne », Bresson réalise un chef‑d’œuvre qualifié comme tel par Jean-Luc Godard à sa sortie, où s’exprime le miracle même du cinéma de Bresson : l’âne est cette figure intermédiaire, ce médium, entre la foire, le cirque et la procession religieuse, entre le profane et le sacré, entre le documentaire et la fiction, entre le hasard et la nécessité, entre la grâce et la loi, exprimant une ontologie humble et pauvre (la terre du générique, l’âne à terre dans le final), sensible, caressante, sensuelle (l’œil de l’âne, les caresses de la jeune fille). Le regard oblique de l’âne, si contraignant pour le cadrage selon la confession de Bresson, nous invite en retour à changer le nôtre.
« Chouette un âne, c’est rapide, c’est moderne »
Au hasard Balthazar est un récit initiatique dont l’âne Balthazar est le héros, et la jeune fille Marie, interprétée par Anne Wiazemsky, son double. Sorte de récit picaresque ou chaplinesque (Bresson a d’ailleurs rapproché Balthazar du Charlot des premiers films de Chaplin) où est résumée l’entièreté d’une vie comme l’a énoncé son réalisateur, entre la caresse et la souffrance : naissance, baptême, enfance, tendresse et amour, âge mûr et labeur, conversion ou période mystique à la fin de la vie, mort. Et où le personnage principal est confronté, par des personnages et des situations, à un panoptique des vices (orgueil, convoitise, avarice, gourmandise,…). C’est un tableau en mouvement à travers une sorte de mal ontologique que nous peint Bresson dont l’âne est le point nodal. Il est de tous les plans réellement au premier plan, en gros plan, ou en arrière-plan, mais également paradoxalement par son absence, étant au centre de l’ellipse (dans son double sens géométrique et stylistique).
Cette chronique de l’âne, son omniprésence, dessine le portrait d’un être essentiellement anachronique : cet âne est « rétrograde et ridicule » comme l’énonce le père de Marie, et les jeunes garçons voyous disent encore ironiquement en voyant Balthazar « Chouette un âne, c’est rapide, c’est moderne ». Bresson choisit un petit pour (anti-)héros, un être ridicule, rétrograde, anti-moderne, lent, et pour toile de fond la campagne pyrénéenne, tous éléments qui contrastent avec une France en mutation dans les Trente Glorieuses, celle de la fin des paysans (c’est la thèse, contemporaine, d’Henri Mendras sur La Fin des paysans ; alors qu’ici, le père de Marie, ancien instituteur, devient agriculteur) et des signes de consommation, véritables fétiches modernes (mobylettes et vélomoteurs, radios, transistors, dont l’âne est présenté comme le contrepoint aussi bien comme moyen de transport que comme producteur de sons). Au hasard Balthazar est à ce titre aussi le document d’une époque prise à rebours.
C’est ainsi que le double de Balthazar, Marie, figure de jeune fille amante, peut se faire le relais en partie de la libération sexuelle des années 1960, marquées par l’accès à la contraception. La femme constitue un véritable agent de modernisation de la société, mais Bresson en fait comme Balthazar une figure faible qui subit le désir comme les violences des autres (ainsi, Gérard qui l’humiliera). Si elle délaisse un temps Jacques, son amour de jeunesse, c’est pourtant lui qui lui fait poser un acte ; tout en formulant que le mariage est quelque chose de périmé, elle lui octroie finalement son amour : « je l’aimerai, je l’aimerai ».
Moins qu’une « vulgate réactionnaire » selon la formule de Noël Herpe, laquelle doit aussi s’appréhender en contexte relativement à l’interdiction aux moins de 18 ans de Pierrot le fou en raison de son « anarchie intellectuelle et morale », c’est davantage une anachronie fondamentale que nous présente Bresson à travers les figures de l’âne et de la jeune fille. La relation entre Marie et Balthazar peut constituer une sorte de paradigme de relation entre deux êtres simples et sensibles, auquel prend part un temps Jacques (ainsi, la triade qu’ils forment quand ils sont enfants et qu’ils jouent et s’embrassent dans le grenier). Le propre de cette anachronie est que la fable de Balthazar gagne une universalité, reconnue par le même Godard à travers le profond humanisme d’Au hasard Balthazar réalisé par ce Grand Inquisiteur de Bresson.
« J’ai besoin d’un ami qui partage mes plaisirs et mes peines »
C’est là que le film de Bresson confine à une émotion comme à une prise de conscience sans pareils, à un éloge d’un être-au-monde comme relation sensible, que Godard a qualifié d’érotique, et au souci du plus petit. Balthazar est pour lui un « animal érotique », qui apporte une éroticité et une mysticité chrétiennes, une érotique mystique, sur le modèle d’une union d’un type particulier. Ainsi, la nuit d’amour, comme l’a qualifiée Bresson, entre Balthazar et Marie, la jeune fille le couvrant de baisers, après l’avoir orné et embaumé d’une couronne de fleurs (Marie est, en miroir, présentée recouverte d’une couverture fleurie à la fin du film et elle porte aussi un corsage fleuri). C’est un éloge de la caresse et du baiser qui est fait à travers la figure de Balthazar, celle d’un être au monde sensible, contrepoint de la douleur à l’œuvre (la caresse suit le braiement initial).
Le point d’achoppement de cette sensibilité, c’est la paradoxale beauté plastique de l’âne, c’est le regard de Balthazar, profond et tendre qui nous scrute, interroge notre humanité. Il est une figure nous invitant à être en relation avec lui, tour à tour rejeté et aimé, frappé et caressé. Comme l’énonce Marie à l’avare, « j’ai besoin d’un ami qui partage mes plaisirs et mes peines ». Cet ami est Balthazar, dont elle fait le confident de sa promesse d’amour envers Jacques. C’est encore celui qu’Arnold appelle « mon camarade » au moment de son adieu précédant sa chute. Bresson dresse ainsi une typologie de relations sensibles, entre hypersensibilité et insensibilité (ainsi, Marie qui, à l’épreuve de la douleur et de la souffrance, de la réalité, est devenue insensible).
C’est cette figure plaisante et souffrante, qui peut faire rire par son insoumission comme pleurer, qui se révèle à prendre au sérieux : Balthazar est bien qualifié de « saint » par la mère de Marie. L’épisode du cirque est à ce titre révélateur par une sorte d’ironie retournée, après que l’âne a été présenté par le recours au champ/contrechamp en face d’animaux puissants et/ou intelligents (lion, ours, singe, éléphant, le tigre de l’écriteau) : à l’énoncé de l’axiome « c’est l’intelligence même » qu’on attend infirmée correspond en réalité sa confirmation par « l’âne calculateur » sur le modèle d’une calculette, où s’énonce aussi, peut-être, toute l’ironie de Bresson liée à son propre travail entre calcul et nature.
Dans cette figure tout à la fois raillée et sage, Balthazar relève d’une généalogie dostoïevskienne : dans L’Idiot, c’est l’âne qui ramène à la raison le prince Mychkine ; mais aussi au début de Crime et châtiment avec le cheval maltraité jusqu’à la mort par son maître, au sein du rêve que fait Raskolnikov où il se revoit enfant, à la campagne, longeant avec son père un cabaret. C’est ce même épisode dans le célèbre récit du cheval de Turin à la fin de la vie de Nietzsche (alors que le philosophe errait dans les rues de Turin, il se précipita sur un cheval battu par son cocher et l’embrassa), et que Béla Tarr – héritier de Bresson comme l’est par exemple la figure d’Estike dans Sátántangó, petite sœur de Mouchette – a pris comme origine de son Cheval de Turin. Figure passive subissant l’acharnement humain, figure active qui produit un retournement, l’âne constitue le modèle et l’intermédiaire d’un être au monde sensible et d’une prise de conscience, ce dont la subtilité, la paradoxale sensualité, et l’efficacité de la mise en scène, du cadrage et du montage bressonnien nous fait sentir autant qu’appréhender.
« Sa chute me mettra en mouvement »
Godard conseillait bien évidemment de voir Au hasard Balthazar : « c’est un film que devraient aller voir les gens qui vont voir d’habitude les films de Chaplin ou les films de Tati, les gens qui vont une fois par an au cinéma (…) ; ce film c’est le monde, en 1h30 on voit le monde depuis l’enfance jusqu’à la mort, avec tout. Je trouve ça absolument merveilleux ». Effectivement c’est la merveille de l’âne Balthazar, et sans doute plus encore, parce qu’elle nous mène au bord d’une conversion, celle de la mise en mouvement du spectateur qui s’appelle l’émotion : celle bien sûr à l’aune du sacrifice en pure perte de Balthazar, de sa passion, figure anticipatrice de Mouchette dans le film du même nom en 1967, car le film de Bresson est une tragédie ; mais aussi, en creux, celle énoncée dans le dialogue entre deux cavaliers peintres, au cœur du film, épisode qui constitue une sorte d’anomalie, sans aucune autre justification que celle d’annoncer le film d’action, le drame agissant qu’est le film de Bresson :
« Et puis jaillit sur ma toile une multitude de structures dont je ne suis pas le maître comportant chacune une dialectique. Ce n’est pas la cascade que je vise, mais ce qu’elle me dictera, d’ailleurs sans aucun rapport logique avec elle. Sa chute me mettra en mouvement.
— Une peinture cérébrale, une peinture de pensée ?
— Une peinture d’action, action painting. »
Après un insert présentant la cascade et le pont reliant deux rives, est donné à entendre un autre dialogue entre deux autres personnages :
« Se peut-il qu’on soit tenu pour responsable d’un crime commis sans le vouloir et dont on n’a pu garder le souvenir puisque sous l’effet d’un choc nerveux ou de la drogue, ou simplement de la boisson, le conscient comme vous dites cède la place au subconscient et même à l’inconscient, de telle sorte qu’au réveil il ne reste plus de trace de rien et que le criminel ne sait pas qu’il est un criminel ? »
Ce pont articule précisément les deux lignes parallèles du film, le hasard à l’œuvre et la peinture cérébrale agissante à la question du mal, qu’il soit involontaire ou volontaire ; exprimant un changement d’état, il en fait une sorte de tourbillon auquel nous prenons part. La chute de Balthazar, mais aussi de Marie ou d’Arnold, nous émeut, nous met en mouvement, nous révolte ; le film agit sur nous et résonne en nous pour nous rendre, peut-être, meilleurs, c’est-à-dire un peu plus humains – des animaux simples et sensibles sur le modèle de cet âne admirable, asinus mirabilis qui est primus inter pares : c’est autant sur l’image de la communauté empathique des moutons entourant Balthazar que sur celle de son ultime solitude que nous donne à méditer Bresson.