Film court (1h05), unité de lieu et d’action, Procès de Jeanne d’Arc frappe par ses soustractions, ce que Robert Bresson s’y refuse à faire. Si l’austérité définit habituellement le cinéma Robert Bresson, Procès de Jeanne d’Arc en est peut-être l’exemple le plus singulier. Mais le film nous rappelle surtout que cette austérité, plus qu’une posture, se base toujours sur des questions de représentation. Comment repositionner le rapport de force entre la victime et le pouvoir ? Comment rendre hommage à une parole, seul vestige véritable aujourd’hui de Jeanne d’Arc ? Les scènes de procès qui s’organisent selon deux dispositifs bien distincts nous en apprennent beaucoup.
Un film parlé
Robert Bresson est un cinéaste qui, magistralement, a documenté les gestes. Le ballet des mains de Un condamné à mort s’est échappé, L’Argent et bien sûr Pickpocket reste longtemps en mémoire. La main est, chez Bresson, ce qui cristallise et incarne la tension entre les êtres, le point de basculement d’une relation, d’une histoire. On verrait presque dans cette « attention manuelle » un contrepoint critique de la caméra (donc du cinéma) qui appréhende, elle, le monde à la distance du regard. Procès de Jeanne d’Arc déroge à cette règle, ce qui rend finalement le film si particulier. Jeanne d’Arc interprétée par Florence Delay nous est d’ailleurs présentée les mains enchaînées, signe peut-être que le film se situe sur un tout autre terrain que Pickpocket qui le précède dans la filmographie du cinéaste. Car plus que tactile, Jeanne d’Arc est un film parlé. C’est avant tout par la parole, mots et intonations, que Robert Bresson fait le portrait de Jeanne d’Arc. La lecture de la transcription du procès est d’ailleurs le véritable déclencheur du film. Robert Bresson décide de circonscrire son film à ce texte. Il condense le procès verbal pour en tirer cet étrange échange (rapide, vif et tranchant) de questions-réponses entre Jeanne et Pierre Cauchon, évêque de Beauvais, son juge.
Les paroles confrontées
L’épure du film semble alors seulement faite pour rendre hommage à la beauté de ce texte. Pour autant l’écoute du spectateur n’est jamais dirigée grâce aux artifices habituels du cinéma. Rien dans le montage, les changements de cadre, le traitement du son ne viendra insister sur une phrase cruciale, un mot, le piège tendu par une question. Lors des scènes du procès public qui constitue la première partie du film, Jeanne et l’évêque sont toujours cadrés de la même manière et d’un même endroit. L’échange de questions et de réponses s’effectue dans une mise en scène rêche qui alterne principalement plans sur Jeanne et plans sur le juge. Mais au lieu d’un champ/contre-champ, la caméra est éloignée de la ligne droite imaginaire qui relie l’accusateur à son accusée. Jamais finalement le réalisateur n’épouse le point de vue de l’un ou de l’autre, si bien que le spectateur est toujours à une place d’observateur à distance. Le refus d’adopter l’un des points de vue est d’autant plus marquant que la configuration du décor nous fait comprendre que Pierre Cauchon préside la séance sur une estrade qui le met en hauteur par rapport au public et à Jeanne. Pourtant nous ne le verrons pas en contre-plongée, tout comme jamais Jeanne, qui elle se tient à genoux, ne sera vue de haut. La supériorité à la fois spatiale mais aussi sociale de l’évêque n’est jamais soulignée par la mise en scène de Bresson. Cauchon et Jeanne sont photographiés horizontalement et de trois quarts dans les mêmes valeurs de plan. Ce refus d’expressionnisme le situe finalement à l’opposé du film de Dreyer, La Passion de Jeanne d’Arc dont le point de départ est pourtant identique (l’histoire du procès). D’une situation inégalitaire (Jeanne seule face à une puissance ecclésiastique et d’État), le cinéma de Bresson fait le choix formel d’équilibrer le rapport de force. Les paroles se combattent dans un égalitarisme de mise en scène comme si Bresson voulait que ce ne soit que sur le terrain des mots que s’effectue, pour le spectateur, la lutte. Et non sur celui de l’image.
La confrontation est d’autant plus grande qu’aucun mouvement de caméra ne fait lien entre Jeanne et l’évêque. Quand Jeanne est dans le cadre, l’accusateur est hors champ, et inversement. Il y a donc deux cadres qui resteront hermétiques l’un à l’autre tout au long du film. La fragmentation, idée très bressonnienne, sert ici une séparation sans appel de deux positions qui s’affrontent.
Si nous prenons le parti de Jeanne, c’est donc en grande partie parce que ses réponses sont dites sans hésitations, toujours aiguisées dans la simplicité et la précision. Alors que l’humiliation est toujours facile pour nous mettre du côté de la victime, la Jeanne de Bresson n’est que très peu acculée. Jeanne est dépeinte comme une résistante qui ne renie rien. Elle est toujours solidaire de ses paroles, jamais mystique, même quand elle évoque ses apparitions.
Le huis-clos du procès
Il y a tout de même un jeu de regards magistral qui vient rythmer le texte du procès, le suspendre ou le ponctuer d’imperceptibles moments de tension. Des regards circulent entre trois personnages : Jeanne, Pierre Cauchon et Jean Massieu, qui est le conseiller de la jeune fille. Jean Massieu (rôle qu’incarne Antonin Artaud dans la version de Dreyer) adresse de loin des signes parcimonieux (acquiescements de la tête, regards, gestes) à Jeanne pour lui indiquer quelques stratégies de réponses. Leurs codes énigmatiques constituent la seule interférence dans la confrontation entre le juge et l’accusée.
Le film bascule, lorsque Cauchon, pour déjouer ces codes, décide de tenir le procès à huis-clos dans la cellule de Jeanne. S’en suit un étrange rituel qui voit parfois le juge quitter la pièce pour aller suivre le procès (qui se déroule du coup sans lui) à travers la faille d’un mur de la cellule. Contrairement au procès public, Bresson épouse de manière furtive mais très visible le regard de l’accusateur dans ces plans voyeurs où le trou dans le mur encercle le corps de Jeanne. Isolée maintenant dans son procès, Jeanne est alors isolée par le cadre. Mais Bresson n’arrête pas son jeu de regards, puisque l’héroïne envoie de discrets coups d’œil en direction du trou d’observation. Encore une fois, Bresson nous propose une Jeanne d’Arc de plain-pied dans la matérialité du monde. Elle n’est pas cette extralucide mais quelqu’un aux sens vigilants et à l’intelligence éveillée. Il y a notamment ces bruits que nous n’entendons pas mais qui semblent la réveiller au début du film. Des pas qui prennent la fuite, un casque qui tombe ne corroborent qu’a posteriori, pour nous spectateurs, que le danger était effectivement là tout près. Bresson renverse également ici par des moyens cinématographiques, l’inégalité de la situation. Aux voyeurs, Jeanne oppose son acuité.
C’est toute la leçon de ce film que de nous montrer que c’est dans la retenue de la mise en scène que s’exerce la force d’une incarnation. Un son inaudible pour le spectateur suffit parfois à constituer quelqu’un à l’écran en personnage. À ce titre le manifeste de cinéma que sont les Notes sur le cinématographe trouve avec Procès de Jeanne d’Arc son application la plus exemplaire. « Sois précis dans la forme, pas toujours dans le fond » écrit Bresson. Précis, Procès de Jeanne d’Arc l’est sans doute sur les deux versants.