Deuxième long métrage de Robert Bresson, Les Dames du bois de Boulogne sort en France fin 1945, après un tournage rendu difficile par les derniers jours de la guerre. Transposition contemporaine d’un épisode de Jacques le Fataliste de Diderot, servi par les fantastiques dialogues de Jean Cocteau, le film, s’il n’est pas encore tout à fait représentatif de l’esthétique bressonienne, apparaît malgré tout formellement d’une élégance rare, unique.
L’histoire des Dames du bois de Boulogne est celle de la vengeance d’une femme. Hélène, se sentant délaissée par Jean, son amant, souhaite rompre avec lui, ce autant pour en finir que pour mesurer l’amour qu’il éprouve pour elle. Mais, à sa grande surprise, Jean apparaît comme soulagé par cette intention, comme s’il n’attendait que cela. Blessée par cette indifférence qui lui révèle finalement le peu de sentiment qu’il éprouvait pour elle, Hélène décide de se venger, et manigance tout un stratagème pour qu’il tombe amoureux d’Agnès, une danseuse dont il ignore le passé sulfureux.
Bresson avant Bresson ?
L’esthétique bressonienne, reconnaissable entre mille, n’apparaît ici pas encore en place. Les interprètes restent des acteurs, et non des modèles exécutant un certain nombre de gestes restreints et récitant le texte sans y mettre la moindre intention. Mais on sent à travers quelques déplacements, quelques mouvements de caméra et intonations de voix, que Bresson est à la recherche d’une certaine épure et souhaite créer une forme de vide autour des personnages. Si les acteurs ne sont pas encore des modèles, le visage de Maria Casarès, figure de marbre impérieuse, offre quelque chose qui s’en approche, autant en raison de choix esthétiques que parce que la psychologie du personnage qu’elle incarne s’y prête. Cette femme, blessée dans son cœur et son orgueil, arbore la plupart du temps un masque qui lui permet de jouer son rôle dans le récit qu’elle met en scène pour mieux piéger son ancien amant. Il est remarquable de voir la façon dont Bresson joue avec cette figure, et ce notamment grâce à un noir et blanc qui n’est pas utilisé pour créer des images léchées ou des contrastes tranchés, mais qui se déploie comme autant de fins voiles glissant sur un visage obstrué et dévoilé, passant de l’ombre à la lumière, se dissimulant pour mieux apparaître au grand jour.
Aussi différents que puissent apparaître Robert Bresson et Jean Cocteau, la plume de ce dernier et la mise en scène du cinéaste se marient pourtant à merveille. Aucun des deux hommes ne recherchent le naturel, l’effet de réel. Le minimalisme de l’écriture de Cocteau semble résonner avec l’épure de la gestuelle bressonienne. Toutes les afféteries du style littéraire ou cinématographique sont mises au rebut. Chaque mot, chaque geste et mouvement de caméra semblent revenir aux origines du langage, à la recherche d’une pureté qui puisse dire la vérité des sentiments dans leur profondeur véritable.
La grâce d’Épinal
Dans ce petit monde parisien, riche, cultivé et froid de cœur, Hélène est celle qui a su assurer sa position sociale grâce au tranchant de son intelligence, tout en ayant pris soin de dissimuler ses sentiments derrière une carapace intimidante, dont elle s’orne lorsqu’il s’agit de jouer la comédie de la haute société. Mais derrière ces parures d’or et de fer, cette science des mots et de la dissimulation, l’attrait d’un amour véritable, nu et sincère apparaît comme la seule chose à même de donner du sens à une existence et à une âme consciente du néant, de la vieillesse et de la solitude. Ces angoisses sont aussi ce qui agite le cœur de Jean, car il est frappant de voir la façon dont il fantasme le personnage d’Agnès, ce qu’il projette sur elle, et ce que ces projections disent de son existence et de son milieu social. Agnès apparaît à ses yeux comme le contraire d’une femme du monde : une fille de la campagne, franche, naturelle, ne possédant pas les codes. En fantasmant ces traits de caractère, ce n’est pas la personnalité profonde de la jeune femme qu’il dévoile, mais son propre subconscient. Loin de la pose et de la cruauté des salons, que finalement il ne supporte plus, Jean aspire à une forme d’authenticité, même si, finalement, ce qui constitue cette authenticité fait écho à des images d’Épinal et des figures archétypales. Au fond d’un monde gâté par les artifices et la vanité, seul l’attrait de la grâce authentique apparaît telle une lumière au fond des ténèbres. Et quiconque aura perdu à jamais l’espérance d’être touché par cette lumière se sentira comme damné, et souhaitera par orgueil entrainer la terre entière dans sa chute.
Ce jeu de vengeance, tragique et terrible, pourrait presque nous faire oublier le quatrième personnage de l’histoire : la mère d’Agnès. Cette femme, par peur du déclassement social, n’hésite pas à exploiter la beauté de sa fille, en la poussant avec plus ou moins de scrupule entre les bras des messieurs, espérant en tirer bénéfice. Bien que se situant en toile de fond, comme un personnage secondaire, l’attitude de cette mère maquerelle est d’autant plus choquante qu’elle n’est pas pointée du doigt par la mise en scène, mais se révèle par petites touches. Une partie de la toile dans laquelle Agnès se retrouve prisonnière apparaît ainsi comme la conséquence des vices de sa génitrice. Une fois encore, la bourgeoisie, petite ou grande, fait de son standing sa priorité absolue, et ce en dehors de toute considération morale.