Les éditions Potemkine livrent ce mois-ci des copies restaurées d’Au Hasard Balthazar et de Mouchette au format Blu-ray, ce qui nous donne l’occasion de redécouvrir deux jalons splendides de la carrière de Robert Bresson (pour une lecture approfondie des films en question, nous renvoyons aux textes de Marie Gueden, mentionnés plus haut). Outre la qualité des copies, fraîchement restaurées, l’intérêt principal de cette publication réside dans les bonus, pour certains inédits, qui sont proposés. Ceux-ci regroupent des documents d’époque mais aussi des entretiens réalisés à l’occasion de cette réédition. On y trouvera enfin une bande-annonce, réalisée par Jean-Luc Godard pour la sortie de Mouchette en 1967. Ce qui frappe au visionnage de ces bandes, c’est d’abord le discours extrêmement construit de Bresson, capable d’une réflexivité rare sur son travail. Mais c’est surtout la façon qu’a chaque intervenant, d’hier comme d’aujourd’hui, de s’emparer du discours bressonien – soit pour l’embrasser pleinement (cf. les interviews de Marguerite Duras ou de Louis Malle), au point de se prononcer davantage sur une idée du cinéma du maître que sur les films eux-mêmes, soit pour apporter un regard plus intime sur ses oeuvres. Même dans ce dernier cas, l’autorité du cinéaste se fait sentir : ainsi, lorsque Damien Manivel, réalisateur et ancien danseur, explique qu’il voit dans la figuration du geste chez Bresson une forme de « chorégraphie », il précise, prudent, qu’il n’est pas sûr que celui-ci apprécierait le terme.
Cette impression est renforcée par le fait que les suppléments offrent l’apparence d’une unité au moins conceptuelle du cinéma de Bresson, plus qu’ils ne mettent en avant ses évolutions. Cela tient notamment au témoignage de Jacques Kebadian, assistant réalisateur sur les deux long-métrages. Les documents réalisés pour cette ressortie reprennent par ailleurs le format des anciens reportages, avec des extraits du film qui répondent aux propos des personnes interrogées, comme pour les illustrer, mais aussi, d’une certaine façon, en attester la rigueur. Finalement, il est assez étonnant, pour qui a l’habitude de laisser de côté les professions de foi de cinéastes pour s’en tenir à la considération des œuvres dans leur nudité à demi-fantasmée, de constater combien cette autorité peut être imposante et encombrante. Le matériel proposé est ainsi l’occasion de s’interroger sur la réception des films de Bresson, eu égard au caractère tutélaire de cette grande figure du cinéma français.
Le « système Bresson »
« Il n’est pas commode de parler de Balthazar » – la remarque peut surprendre, tant le film de Bresson, comme le reste de son oeuvre, a fait parler et couler d’encre depuis sa sortie en mai 1966. C’est pourtant sur ces mots que Michel Delahaye engage une table-ronde réunissant une poignée de plumes des Cahiers et retranscrite dans les pages du numéro 180 de la revue, quelques mois après la sortie du film. Cet échange à bâtons rompus se présente comme un débat autour de l’événement, mais aussi comme une séance d’introspection collective sur le rapport entretenu par la critique avec Bresson. Le point de départ de la réflexion est une excitation mêlée d’angoisse, partagée par plusieurs des rédacteurs. François Weyergans pose le problème en ces termes : « Bresson invente quelque chose et quelque chose qui met à l’écart à peu près tous les autres films, peut-être tous les films même. Cette invention mine ce que nous aimions auparavant. […] Maintenant il y a cela, qui est le cinéma, et le reste est autre chose. » Plus loin on lit qu’il y aurait, chez Bresson, une « forme terroriste », voire parfois, une « forme totalitaire », qui bouleverserait les certitudes établies. C’est que, souligne Delahaye, « Bresson a davantage réfléchi au cinéma que les autres cinéastes, et il sait mieux qu’eux ce que c’est ».
Et en effet, il y a à l’évidence chez le cinéaste une conscience très nette de ce qui se joue dans son travail, et plus encore, une série de présupposés apparemment normatifs sur ce que ce travail doit être (car le cinéma, c’est cela). On appréhende très vite la distinction qu’il établit entre le « cinéma », dans l’acception vulgaire du terme, et « l’art du cinématographe ». Ce partage repose sur un idéal de pureté, que Marguerite Duras restitue de façon limpide en entretien : « On peut penser que jusqu’alors le cinéma était parasitaire, qu’il procédait des autres arts, qu’avec [Bresson], on entre dans le cinéma pur. » Le « problème Bresson » est d’abord là, dans cette segmentation radicale du champ de l’art. Adoptant cette perspective, Weyergans ne peut se retenir d’exprimer un malaise en évoquant le cinéma de Hawks, aimé des Cahiers : « Le plaisir qu’on y prend n’est pas dû au “cinéma” et à tous ses éléments. » D’une façon un peu paradoxale, chez Duras, c’est précisément l’autonomie du cinématographe, son insularité, qui place Bresson au même rang que le poète ou le romancier ; car seulement ainsi la réalisation d’un film se rapprocherait de la « création solitaire, donc [de] la création proprement dite ». On voit que Duras, comme Bresson, lie l’art à une notion de « création » entendue strictement. Lorsque Bresson décrit son processus créatif, on est presque dans la Genèse : « entre l’écriture et le tournage il y a un monde » ; et surtout, « c’est le montage qui crée ». Si l’image cinématographique doit être « purgée de tout autre art », loin d’en être la synthèse, c’est que c’est là la condition de sa « transformation ». « Il n’y a pas d’art sans transformation », postule Bresson, « pas de cinématographie sans transformation d’image ». Ce qui distingue, en dernière analyse, le cinéma et le cinématographe, c’est que le premier est de l’ordre de la reproduction, quand l’autre est du côté de la production.
La place prépondérante accordée au montage s’explique ainsi : « La caméra est un appareil d’enregistrement, avec cette précision et cette indifférence de la machine, et la création du drame se fait au montage, quand les images se mettent en contact les unes avec les autres, et avec les sons, et les sons avec les sons. » L’art du cinématographe est alors à rapprocher de la peinture ou de la musique. On comprend qu’au fond, c’est avant tout vis-à-vis du théâtre et de la littérature que Bresson creuse un écart (tout nourri qu’il est par la culture classique). Il pose le cinématographe en l’opposant au « théâtre photographié », objecte au titre de « metteur en scène » que lui ne voit pas de « scène ». Son mépris des acteurs de cinéma est proverbial ; il privilégie des « modèles » amateurs, pages blanches, surfaces vierges. Cette volonté de démarcation correspond à un désir de « profondeur » : si le théâtre est un art de « l’ornementation », et le cinéma une « falsification » du réel, le cinématographe est cet art nouveau à même de rendre compte du « mystère » du monde. Toute image signifiante en elle-même circonscrit l’horizon du sens, et le jeu du comédien, en copiant la vie, en conscientisant ses manifestations, n’en offre qu’une image fausse, viciée. C’est le beau paradoxe bressonien : « c’est par un mécanisme qu’on peut arriver à une réalité. » Et d’abord parce que la réalité elle-même tient largement du mécanique : les mains, par exemple, jouissent d’une existence largement autonome, et la parole ne naît pas de la pensée. L’idéal (inatteignable) de l’image cinématographique serait de ne « rien montrer », car tout se joue dans les rapports entre les choses, et dès lors, dans la « valeur d’échange » des images. De même, s’agissant des comédiens « modèles », Bresson ne s’intéresse pas « à ce qu’ils montrent, mais à ce qu’ils cachent ». D’où la tentative d’épuisement (littéral) de l’acteur, qui répond à une tentative d’épuisement du monde, et suppose de le creuser au plus profond. Le cinématographe serait alors une sonde, un outil nouveau pour aller « très loin dans la psychologie et la psychanalyse » : bref, un « moyen de découverte de l’homme ». Le « metteur en ordre » n’est donc pas exactement un démiurge. Bresson, cette fois-ci musicien, cite Bach : « il n’y a rien à admirer, il ne s’agit que de taper la note juste au bon moment et c’est l’ordre qui fait le reste. »
Faire l’école bressoniaire ?
André S. Labarthe, au cours de la même table-ronde, formule gravement : « [Bresson] ne dit pas : « Je dis que c’est le cinéma ». Il dit : « C’est le cinéma ». […] Et effectivement, ce qui est affolant quand on écoute Bresson, c’est qu’on est prisonnier de cette logique. » Une logique qui, partant d’un fondement absolu, en déclinerait les conséquences, soit les strictes modalités de la production d’un film. La difficulté de parler de Balthazar tiendrait alors à l’impossibilité de l’appréhender sans en passer par le prisme du discours bressonien. Weyergans, toujours : « On ne peut pas dissocier sa théorie de ses films. Il est d’ailleurs le seul théoricien parce qu’il est le seul cinéaste. Il faut accepter ou rejeter le tout. » Or l’intérêt de ce débat tient à ce que ce postulat est progressivement déconstruit. En premier lieu, parce que les participants s’efforcent de penser un mouvement interne à l’œuvre, ce qui suppose de dépasser les solutions de continuité pour penser les déplacements, les ruptures possibles dans sa filmographie. Vrai enjeu critique, qui implique aussi de prendre à rebrousse-poil la formule de Louis Malle, selon laquelle Bresson serait à la fois « en avance » sur son temps et « hors du temps ». Il s’agit ensuite d’interroger les paradoxes bressoniens, pendant méconnu des paradoxes godardiens, de façon abstraite, mais surtout en repartant de la matière des films. On ne saurait rendre ici justice à l’inventivité dont les quelques critiques font preuve dans leur échange. Si le texte tout entier est hanté par l’autorité du cinéaste, traversé par le sentiment d’être pris dans un piège « pervers » en cela qu’il épuise le discours critique, on prend garde à ne pas « surbressonner » : « je crois », soulève Delahaye, « que c’est nous qui sommes en train d’extraire du cinéma de Bresson un système, ou une technique, mais l’essence de son cinéma ne réside plus du tout là ». Réflexion du critique sur soi qui ne manque de ressourcer un peu ses outils. On s’y remémore aussi, en passant, que si le critique risque bel et bien d’être prisonnier de la langue de Bresson, toute critique s’écrit, après tout, dans une langue empruntée.