Reprise en salle du deuxième film de Robert Bresson. L’occasion de voir ou de revoir un film admirable, qui contient déjà les thèmes chers au cinéaste, et qui annonce la radicalité prochaine de l’aspect formel de son œuvre.
Le style cinématographique de Bresson est tellement frappant et tellement ancré dans les mémoires, du moins de ceux qui le connaissent, que l’on peut avoir l’impression qu’il est né comme ça, et que la forme qui est la sienne s’est imposée d’emblée, au moment du premier clap de sa carrière, au moment de dire son premier « action ». Pourtant non. La conception de ce que Bresson appelait non pas le cinéma, mais bien le cinématographe, afin de se distinguer de la masse des films qui, selon lui, étaient trop inhibés par le théâtre, est le résultat d’une longue maturation qui n’a pas précédé les films, mais qui, au contraire, est advenue par la pratique, avec le temps. De la forme est née l’idée. C’est ce genre de pratique que loue Alain Bergala, dans un texte publié il y a peu de temps dans Les Cahiers du cinéma, reprochant aux jeunes cinéastes de vouloir d’emblée faire le film ultime, d’épater la galerie, au lieu de simplement commencer une route qui sera longue et laborieuse, une route qui est celle d’une œuvre à venir. On a pu dire que le Godard des années 1960 faisait des films et réfléchissait après. Cette exagération a toutefois sa pertinence.
Bien sûr, il ne s’agit pas de couper l’œuvre de Bresson en deux, de croire y voir un avant et un après et de considérer que ses premiers films n’ont d’intérêt que parce qu’ils portent en germe ce qui fera la radicalité et la singularité de ce cinéaste. Pourtant, il est fascinant de voir que dans Les Anges du péché, quelque chose est en train de naître, le cinéma de Bresson prend parfois son autonomie et semble s’abstraire des façons communes de penser cet Art, afin de prendre un rythme qui lui est propre. Il est drôle d’imaginer ce qu’ont du penser les acteurs lors du tournage, drôle d’imaginer comment cela a du chambouler leurs habitudes. Jouant parfois d’une façon « traditionnelle », ces acteurs professionnels, petits artisans sûrs de leur savoir-faire, ont du à leur grande surprise être l’espace de quelques plans, de quelques séquences, réduits à exécuter des gestes en respectant une rythmique impitoyablement précise. L’acteur qui souhaite briller et s’affirmer aux yeux du monde ne devient entre les mains de cet affreux Robert Bresson, de ce tortionnaire, qu’un simple automate, une enveloppe corporelle vide à qui l’on ne demande rien d’autre que de prêter sa voix et son corps. Sur le site de l’INA, Maria Casarès raconte dans une interview le tournage des Dames du bois de Boulogne, réalisé deux ans après Les Anges du péché. La grande actrice y aborde la méthode de Bresson, son désir d’être le maître de tout ce qui se passait sur le tournage. Les acteurs devaient simplement être des « marionnettes », des « robots ».
Cette symphonie gestuelle, ce ballet de corps dont la fluidité crée cette impression unique de légèreté, de fragilité et de douceur, ont d’autant plus de raison d’être dans ce film que l’action se passe dans un couvent, c’est-à-dire dans un lieu régi par un règle précise qui appelle ainsi un comportement et des gestes issus d’un rite précis. Déplacements, marches, prières, saluts, tout est codé et réglé. Le mode de vie des sœurs répond au bout du compte à ce qu’attend Robert Bresson de l’acteur : l’effacement et l’automatisme. Le cadre même, l’architecture du couvent, semblent faits pour plaire à Bresson. L’extrême dépouillement, la pierre, les surfaces lisses et plates, n’encombrent pas l’image de signes visuels parasitaires, et permettent alors à la gestuelle de s’inscrire sur un fond neutre grâce auquel elle prend toute sa valeur et illumine de toute sa beauté. On pourrait presque dire que Bresson est un cinéaste abstrait, tant l’enchantement que procurent ses films provient autant du récit que des teintes, des lumières et des mouvements, sans parler du noir et blanc de la tenue des sœurs et des contrastes magnifiques que cela crée à l’image. C’est pourquoi Les Anges du péché peut évoquer Procès de Jeanne d’Arc que Bresson réalisera vingt ans plus tard car, dans les deux cas, les lieux investis et le contexte permettront au cinéaste de capter la chorégraphie de la gestuelle du rite. Dans Jeanne d’Arc, Bresson mettra en avant l’extrême dépouillement de la cellule de la jeune femme sur lequel il inscrira
des gestes qui, bien souvent, ne seront que des gestes usuels répondant aux us et coutumes de la prison, tels que sortir la prisonnière, assurer son transport, l’attacher, attendre. Et enfin, dans Pickpocket, le geste du rite, le geste relevant du savoir-faire, est celui du voleur, du pickpocket qui, habilement et d’une main sûre, vole les portefeuilles.
C’est cet ordre préétabli que va troubler Anne-Marie, une fille de « bonne famille » qui a décidé de rentrer au couvent des Dominicaines de Béthanie. Mais cet établissement est on ne peut plus particulier puisqu’il a pour vocation de s’occuper des détenues, et qu’une grande partie des sœurs vivant ici sont en fait d’anciennes criminelles sortant de prison. Cette vie recluse et si particulière n’effraie nullement Anne-Marie qui considère plutôt que ce contexte ne pourra que l’exalter et combler ses aspirations, sa naïveté. En effet, Anne-Marie se sent investie d’on ne sait quelle mission. Faire le bien au nom de Dieu est pour elle ce qu’il y a de plus fort et de plus important. Se sentant habitée par Dieu, Anne-Marie considère que tous ses élans et ses éclats ont des origines divines qu’il lui faut suivre, quitte à négliger certaines règles de la vie du couvent. Au milieu des autres sœurs, elle est celle qui se détache, qui rompt un certain équilibre, et s’expose donc aux critiques et aux remontrances de ses supérieures.
Ce personnage d’Anne-Marie préfigure ce que vont être les personnages bressoniens. Bien qu’étant immergée dans un milieu précis où elle ne doit faire qu’un avec ceux qui l’entourent, Anne-Marie, consciemment ou inconsciemment, cherche à se distinguer, à atteindre un but qui lui est propre et dont elle a été investie par Dieu. N’ayant aucun mépris pour ceux qui l’entourent, elle souhaite tout de même aspirer à plus que ce qu’attendent ses sœurs. Cette distinction est aussi ce qui caractérise Jeanne d’Arc. Dans ce film d’une heure, Bresson ne s’intéresse qu’au procès, c’est à dire au moment où celle qui dit avoir entendu la voix de Dieu doit comparer devant des juges qui veulent l’anéantir, considérant qu’elle n’est en aucun cas élue de Dieu, qu’elle n’est dépositaire de rien et qu’aucune mission ne lui a été confiée. Anne-Marie et Jeanne d’Arc, parce qu’elles se disent appelées par Dieu, subissent les persécutions de ceux qui les entourent. Celui qui dit recevoir l’appel du Ciel est exclu par ceux qui sont sur Terre.
Cet état des choses, avant de les mener à la persécution, les exclut et les isole du monde. Les personnages bressoniens sont emmurés dans leur foi, même quand celle-ci découle d’un profond nihilisme qui n’est en fait, chez ce cinéaste dostoïevskien, qu’une autre forme d’isolement. Les personnages principaux dans Pickpocket et dans Le Diable probablement, nihilistes, ne croyant qu’en eux, sont en fait terriblement isolés et suicidaires. Ne se reconnaissant pas dans la façon dont les autres envisagent la vie, ils optent pour une voie qui se révèle être une impasse, à savoir l’individualisme forcené. Ils se sentent élus par le néant. Celui-ci leur a donné une intelligence qu’ils considèrent supérieure à la moyenne et qui, en ce sens, leur donne le droit d’agir comme bon leur semble.
Mais si, dans Les Anges du péché, la foi d’Anne-Marie ne fait aucun doute, on peut toutefois se poser des questions sur le désir véritable de cette femme, sur ce qui motive son comportement et son exubérance. Que cherche-t-elle réellement ? Il y a tout de même chez ce personnage quelque chose de dérangeant. L’ardeur qu’elle met à sauver l’âme de Thérèse révèle autant sa foi en Dieu que sa mégalomanie. Investie par une mission, elle se considère comme une élue de Dieu et, d’une certaine manière, pense avoir été choisie et élevée, extraite de la masse des autres hommes. Ce n’est pas une femme ordinaire et elle ne veut pas en être une. Elle souhaite sauver Thérèse et que cette action éclate au grand jour. Elle n’est pas désintéressée. Sa vocation et son désir d’agir concourent vers le but ultime : être une sainte.
Ce deuxième film de Robert Bresson, s’il n’est pas l’un de ses meilleurs, n’en reste pas moins une petite perle, mise en scène de façon on ne peut plus admirable. Film peu vu, cette reprise donne donc l’occasion de parfaire sa connaissance de l’œuvre d’un des plus grands cinéastes.