Au moment de sa sortie, en 1989, on a trop vite rangé cette énième adaptation des Liaisons dangereuses dans la catégorie des films mineurs de grands maîtres ; on eut tôt fait de la juger inconséquente et purement récréative – voire paresseuse. Divertissant, Valmont l’est certes en bien des aspects : fort de sa trame romanesque et de son rythme enlevé, le récit affiche de bout en bout une nonchalance libertine, jusque dans son rapport au roman de Laclos – ici beaucoup plus librement adapté par Jean-Claude Carrière qu’il ne le fut par Christopher Hampton pour le film de Stephen Frears, sorti un an auparavant. Mais ce règne du divertissement ne signe pas pour autant l’abdication du metteur en scène. En effet, aussi modeste soit-il dans ses ambitions, le film de Forman est un marivaudage d’une grande finesse, auquel la légèreté badine de l’action donne une forme insolite. Parce qu’il esquive avec brio les pièges de la reconstitution tant historique que d’un univers romanesque, parce qu’il vibre d’une indécision morale et esthétique qui transcende le psychologisme naturaliste, parce qu’il fait entendre les pulsations d’un cœur inconstant, balloté par des événements qui le dépassent, Valmont est un film précieux dans tous les sens du terme, une envoûtante fantaisie musicaleà la Renoir.
L’insoutenable raffinement de la cruauté
De son Elena, Jean Renoir disait qu’elle était tout simplement Vénus. Elle incarnait de fait une Clio des temps modernes, une Muse capricieuse de l’Histoire contemporaine qui, tout en chantant les louanges des « grands hommes » de la Troisième République, semait la panique dans le cœur de ses innombrables prétendants. Il ne faut pas voir autre chose dans le Valmont dont Forman dresse le portrait : un cupidon plus hédoniste que cérébral, un serial lover plus Casanova que Machiavel, simultanément artisan et spectateur sa propre infortune, et qui serait ainsi le pendant masculin de la Vénus de Renoir, cette fois-ci dans la France de l’Ancien Régime. La réduction de l’intrigue profuse des Liaisons dangereuses à sa figure masculine centrale, le Vicomte de Valmont, paraît dès lors moins incongrue une fois posée cette relecture du personnage. C’est que sous les traits affables de Colin Firth, le Valmont de Forman dissimule la profonde dualité du XVIIIème siècle libertin, dont le cynisme superlatif aurait pour revers une extrême vulnérabilité à la cruauté des passions. À cet égard, la formule lapidaire du titre traduit remarquablement le resserrement narratif opéré par Forman : Valmont, comme il y eut, juste avant, Amadeus et comme il y aura, juste après, Larry Flynt ; trois titres qui sonnent moins comme des intitulés de biopics que comme des signatures d’artistes. Aussi est-il peu étonnant que l’idée même d’adaptation disparaisse ici tout à fait : de la matière touffue du roman, Forman semble n’avoir retenu que les lignes de fuite d’un Don Juan insaisissable, dandy metteur en scène de son existence et dont l’oisiveté, constamment affectée, n’est jamais innocente – comme le figure la scène de sa rencontre « bien arrosée » avec la naïve Madame de Tourvel, où s’opère un brouillage subtil entre les registres comique (le ridicule gênant des avances insistantes de Valmont, filmées avec ironie) et pathétique (comme Madame de Tourvel, Forman semble avoir sincèrement pitié de son héros).
En nimbant ses images d’une lumière doucereuse, dont les tons pastels et la sensualité travaillée des chairs rosies rappellent les tableaux de Fragonard, Miloš Forman donne tout d’abord l’impression de ne garder du libertinage que les lieux communs les plus éculés. C’est là toute la malice d’un film construit en perpétuel trompe-l’œil : de même que la perversité de Valmont ne se laisse pas tout de suite deviner dans la beauté trop innocente et trop soignée des premiers plans, la déchéance morale et physique du héros sera ensuite continûment euphémisée par Forman – signe de cet état de fait : même dans la plus profonde humiliation, Valmont fait une sortie de scène triomphale, disparaissant dans un silence aérien après sa défaite lors d’un duel qui l’oppose à Danceny. Le régime de Valmont est donc celui d’une constante séduction, d’une flatterie insidieuse qui n’existerait qu’en proportion d’une cruauté badine quasi inextinguible. Cette cruauté, c’est encore le visage impénétrable d’Annette Bening qui l’exprime le mieux – l’actrice trouve à l’époque en la suave et néanmoins redoutable Madame de Merteuil l’un de ses premiers grands rôles au cinéma. C’est très certainement la rémanence de mines et de regards railleurs de jeune fille, associée à l’aigreur précoce de la « femme de trente ans » qui lui permet de faire surgir avec une telle aisance la perfidie insondable de la Marquise. Il suffit en effet à Annette Bening d’un sourire un peu trop forcé, d’une exclamation un tantinet trop enthousiaste, d’un regard très légèrement fuyant pour fissurer son masque de bonté, et, à partir de là, ne plus figurer que la méchanceté même.
Un portrait impressionniste
À ce titre, la scène au tout début du film où la Marquise de Merteuil emmène sa jeune filleule de quinze ans – Cécile de Volanges – à l’Opéra pour sa première soirée mondaine, matérialise très bien la friabilité des obligations morales et des liens filiaux ; la porosité des frontières entre contrôle de soi et prémices de la déraison. La tonalité est d’abord celle d’une concentration synesthésique : les grands lustres en cristal que l’on élève lentement jusqu’au plafond, dont les pendeloques scintillent et s’entrechoquent, l’orchestre qui s’installe bruyamment dans la fosse, les éventails que l’on déplie et les voix qui se mêlent jusqu’à être indistinctes ; tout, jusqu’à l’enthousiasme ludique de la Marquise, semble exalter, dans cette joyeuse confusion, la sensibilité inédite de la jeune fille, avant que n’entre en scène le Vicomte de Valmont. À partir de ce moment s’instaure un double jeu de regards, entre la Marquise, Cécile et le Vicomte d’une part, entre le Vicomte et la Marquise d’autre part, et dont Cécile est la seule à être dupe. Si le premier ne fait que prolonger le jeu anodin qui s’était amorcé entre les deux femmes, le second, en revanche, révèle en creux et donne à voir les rapports de force qui s’instaurent entre les personnages. À l’instar de cette introduction aussi limpide dans sa structure que subtile dans la complexité psychologique qu’elle travaille, Valmont est un film de nuances : entre la tendre comptine pastorale, chantée en ouverture par les jeunes filles du couvent, et la mélancolique mélodie jouée au clavecin sur laquelle se clôt Valmont, il y a tout un spectre d’humeurs et d’affects à partir desquels Miloš Forman, animé d’une exubérance renoirienne, compose un portrait résolument impressionniste.