Lesté de conventions difficiles à contourner, qui en font l’un des exercices les plus corsetés, le biopic n’est pas vraiment le terrain de jeu préféré des auteurs. Rares sont ceux qui s’y sont frottés avec aisance, et plus rares encore à en avoir fait leur zone de confort. C’est pourtant le cas de Milos Forman qui, après une poignée de films très divers (dont Vol au-dessus d’un nid de coucou, 1975), consacra à Mozart, Larry Flynt puis Andy Kaufman trois portraits couronnés de succès. Le dernier (et meilleur) des trois, Man on the Moon (1999), qui ressort cette semaine en salle, permet de mesurer combien le genre, entre des mains expertes et respectueuses des enjeux qui lui sont propres, peut hisser certains films au rang de chefs d’œuvres inusables. C’est le secret des vrais classiques : leur sobriété agit comme une ambre et les protège des ravages du temps, quand les audaces narratives et formelles des autres auraient plutôt tendance à les cantonner à leur époque.
Classicisme réinventé
Dix-huit ans après, pas d’erreur : Man on the Moon est non seulement bouleversant, mais de loin le plus abouti de son auteur, qui relève ici le pari d’un biopic retenu sur une personnalité réputée facétieuse et insaisissable. Totalement maître, Forman évite tous les écueils de son sujet, à commencer par celui de vouloir prêter au récit les cabotinages conceptuels de son protagoniste, et exempte le film de toute ardeur formaliste pour mieux laisser le personnage déployer son excentricité (la prestation de Jim Carrey, éblouissante, mériterait un texte à elle seule). Mieux : conscient du paradoxe qu’il y a à faire de la vie d’un humoriste aussi déroutant la matière d’un biopic hollywoodien, Forman choisit d’inverser le point de vue, délaissant l’intériorité de l’artiste, de toute façon hors d’accès, au profit des réactions mortifiées de son entourage, modelant d’après les regards écarquillés que provoquent ses apparitions, le portrait d’une figure imprévisible. Man on the Moon fourmille ainsi de choix discrets, où chaque détail concourt à nimber Kaufman d’une aura de stupéfaction. D’où cette gracieuse lenteur, qui donne au film l’air de somnoler, d’où aussi l’absence de point d’orgue ou de réponse définitive sur les intentions du comique, qui en font moins le récit platement académique redouté à sa sortie, qu’un biopic subtilement réinventé, comparable en finesse aux happenings de son performer incompris.
Les fantômes de Kaufman
Dans l’esprit, pourtant, c’est tout l’inverse. Plutôt que de se mettre en quête du génie de Kaufman, à l’image d’un Todd Haynes se hasardant à l’exercice ampoulé du portrait éclaté (en l’occurrence de Bob Dylan, dans le postmoderne I’m Not There, 2006), Forman se contente du personnage et de ses traces, laissées au gré des apparitions publiques (dans la série Taxi, où il se fit connaître dans un rôle d’immigré ahuri, mais aussi au SNL et à l’occasion d’une tournée de catch unisexe) ainsi que dans la mémoire de ses proches. À l’opposé de sa bizarrerie ébahie, et du malaise souvent recherché par l’humoriste, Man on the Moon frappe par sa douceur et sa mélancolie. En fait, c’est moins un film sur Andy Kaufman au sens entendu par les conventions du genre (avec l’ambition d’en savoir plus), que sur un spectre indélébile. Que dire de quelqu’un d’aussi peu constant, prévisible et saisissable, que dire d’une personne dont on ne sait rien avec certitude (y compris sa femme), sinon qu’elle est l’équivalent d’un fantôme ? Kaufman sera passé dans le petit monde du show-business de la fin des années 1970 et dans la vie de ses amis tel un esprit frappeur, un poltergeist dont on ne sait jamais vraiment s’il est définitivement parti ou s’il ne fait que temporiser pour mieux surprendre. C’est tout l’enjeu de cette ouverture, où l’ectoplasme du comédien fait mine d’annuler le film. Idem pour l’épilogue, où un enregistrement projeté en noir et blanc lors de son enterrement laisse planer dans l’assemblée, attendrie, un parfum de dernier canular.
Kaufman, on le sait, était tellement joueur que l’hypothèse d’une mise en scène de sa propre mort fut longtemps suspectée – pour beaucoup, personnage plutôt qu’homme, il ne pouvait pas mourir. Or Forman filme Kaufman comme quelqu’un de tellement étranger au monde, de si étanche au commun des mortels, qu’il ne peut littéralement pas en être. C’est sa femme qui le dit à l’annonce de son cancer, quand celle-ci s’exclame, pour elle seule mais trop fort, que « ce n’est pas possible ». Comment quelqu’un qui ne faisait rien comme les autres pourrait-il mourir comme tout le monde ? Et qui plus est d’une maladie aussi banale qu’un cancer ? À défaut de trancher, le film emprunte à REM (dont le morceau « Man on the moon » était un hommage au comique) son hypothèse poétique : Kaufman n’est pas mort, il est simplement retourné sur la lune.