En archéologue du présent toujours armé de sa caméra numérique HD, Jia Zhang-ke poursuit son inlassable travail d’enregistrement des mutations chinoises. Cinéaste de dispositifs toujours à la rencontre de la fiction et du réel, il ne hiérarchise pas ici ces deux entités ; la meilleure façon selon lui « d’affronter l’histoire de la Chine entre 1958 et 2008.» Le récit de cette destruction-reconstruction se déroule à Chengdu, mégapole et capitale de la province du Sichuan. Étrange résonance et tragique ironie du réel, cette ville fut durement touchée par un séisme en mai 2008. Le cinéaste fit observer en hommage une minute de silence lors de la conférence de presse du film au dernier festival de Cannes. La destruction de l’usine d’État 420 et de sa cité ouvrière s’impose ici comme lieu témoin et symptôme. Au premier coup d’œil, 24 City pourrait sembler mineur en comparaison du prodigieux Still Life (2007). Il n’en est rien, Jia Zhang-ke propose un film vibrant duquel émerge sensibilité et émotion tout en adressant de brûlantes et stimulantes questions, aussi bien aux individus qu’aux instances collectives. Comment se positionner face à l’Histoire ? Détruire, oui, mais pour reconstruire quoi ?
Le réel et l’Histoire, lieux de fiction
Si l’on exclut Useless (2008), Jia Zhang-ke a l’habitude de démarrer ses films par une approche documentaire, cette dernière agissant comme un catalyseur de fictions. C’était le cas avec In Public (2001) avant Plaisirs inconnus (2002), de même qu’un regard posé sur les mingongs (travailleurs migrants souvent venus de Chine rurale) de sa province natale du Shanxi fut un prélude à The World (2004). Enfin, Dong fut réalisé en amont de Still Life en 2006. Au sein de ce dernier “couple”, le jeu de miroir est poussé à l’extrême. Des scènes du premier figurent dans le second et l’on peut considérer que le cinéaste fixe avec sa caméra la même chose que son ami peintre Liu Xiao-dong : le travail de destruction, l’engloutissement des lieux et d’une part des êtres.
Ce préambule se justifie par le fait que Jia Zhang-ke innove en faisant cohabiter les deux démarches qui ne forment plus ici qu’un seul et même film. Certaines séquences ont été réalisées avec des ouvriers de sexe masculin de l’usine 420, en cours de destruction pour laisser place à un complexe d’appartements luxueux nommé « 24 City» ; d’autres, des femmes, sans que ce ne soit signalé, sont interprétées par des comédiennes. On note notamment la présence de Joan Chen (la méchante Josie de la série Twin Peaks, vue dernièrement dans Lust, Caution d’Ang Lee) dans le rôle de « Petite fleur », surnommée ainsi dans l’usine car elle en est la « pièce standard », c’est à dire « la plus belle fille ». On retrouve également Zhao Tao qui est de toutes les fictions du réalisateur depuis Platform (2001).
Une trame de l’histoire chinoise est ainsi tracée, on en repère les faits marquants : l’alliance sino-soviétique puis sa rupture, la guerre de Corée, la révolution culturelle, la politique de l’enfant unique, l’ouverture de plus en plus affirmée à partir des années 1980 avant la mise en place de cet étrange modèle capitalisto-autoritaire. Loin d’être des prétextes, ces personnages incarnent la chair d’une histoire dont on perçoit le poids sur les destins individuels. Le (faux) témoignage de Petite fleur se confond ainsi avec un véritable mélodrame emmêlé dans les tourments du destin chinois. La dernière protagoniste est une jeune fille chic et ambitieuse. Les aspirations de Nana finissent par rejoindre le thème de l’humiliation sociale et de la revanche sur l’Histoire dans un final bouleversant. Le mouvement de l’intime rejoint ainsi celui du collectif.
La parole émergente
Dans Still Life, les personnages étaient saisis dans une solitude mutique. L’impossible parole provenait de la difficulté à formuler ce que l’on voyait en ce lieu. De nécessaires longs plans-séquences captaient l’effondrement du « monde d’avant » et sa destruction ; il fallait montrer et voir, aussi bien les personnages que les spectateurs, pour croire. Avant d’éventuellement dire sa sidération. Si les images de la destruction (inutile de dire qu’elle sont réussies, le bonhomme sait y faire) ne sont pas absentes dans 24 City, la prise de parole individuelle dispose de la part belle, notamment sous la forme d’entretiens soigneusement mis en scène dans des lieux signifiants : parmi les machines, dans les salles de repos ou au sein de l’espace domestique. Pour cela, le cinéaste ne renonce en rien à la machinerie cinématographique et aux codes de la fiction : la lumière est soignée et délicate, certains plans se font à la grue, dynamiques narratives et progression dramatique sont convoquées.
En préambule, Jia Zhang-ke noie les individus dans la masse de bataillons de travailleurs uniformisés par le bleu de travail : passage sous l’imposant porche de l’usine, en rang d’Oignon serrés lors de la cérémonie de fermeture de l’usine. Mais les êtres s’individualisent rapidement et 24 City trouve sa structure dans la prise de parole de huit personnages appartenant à trois générations. Ces témoins, réels ou fictifs, se succèdent en respectant une chronologie allant des plus anciens aux plus jeunes, des témoins de la création de cette usine d’armement en pleine guerre de Corée aux petits-enfants qui n’y ont jamais travaillé tout en grandissant dans son ombre. Grâce au recours à la parole, les personnages, jusqu’ici des blocs d’intériorité dans les films précédents du réalisateur, se fendent et laissent place à une émotion et à une sensibilité. Un ouvrier retrouve son chef d’atelier et fond en larmes en le découvrant largement sénile ; Jia Zhang-ke s’ouvre à une expression des sentiments que l’on ne lui connaissait pas de manière si explicite.
Ces franchissements et nouveaux territoires s’accompagnent d’une grande liberté pour mener le récit. On note ainsi un usage varié de la musique (pop, technoïde ou bien mélancolique…) et même une séquence chantée. Aussi quelques citations de poèmes chinois ou de l’Irlandais W.B. Yeats s’inscrivent à l’écran. Si le rythme assuré par la narration est tranquille et doux, 24 City est moins marqué par la splendide austérité des films précédents. Des séries de portraits filmés s’intercalent, ils sont une sorte de miroir pour le spectateur. On se situe alors entre photographie et plan fixe ; les traits vacillent et hésitent entre gravité, air songeur ou sourire ému. « Je pense que chacun y trouvera une part de soi-même » nous dit le cinéaste… Et pendant ce temps, la planète continue de tourner. Mais la caméra de Jia Zhang-ke veille.