En haut d’un donjon, une flaque d’eau reflète à l’envers le chapeau d’une sorcière qui, sous cet angle, fait alors penser à une tornade. Dans ce plan-séquence inaugural, c’est comme si la « tornade » Elphaba, la célèbre « Wicked Witch », s’abattait en effet sur le monde coloré d’Oz (dont la couleur apparaissait justement dans le film de Victor Fleming après une tempête). C’est en tout cas le programme du film, adaptation d’un très célèbre musical de Broadway, que l’on retrouve à l’œuvre dans la scène qui suit. La danse des habitants, supposément libérés du joug de la sorcière (dont on vient d’annoncer la mort), déborde tant de liesse qu’elle en devient suspecte. Derrière les sourires extatiques (presque terrifiants) et un horrible feu de joie, on se demande qui est le plus monstrueux – les braves gens d’Oz ou l’affreuse Elphaba. C’est que la légende noire de cette dernière relève d’une falsification : humiliée et stigmatisée, la sorcière de l’Ouest ne fut pas le tyran sanguinaire dont on célèbre ici la chute. Il s’agira dès lors de révéler la part cauchemardesque d’Oz sous son vernis mirifique.
Passé cette introduction réussie, la promesse se perd néanmoins dans un spectacle à la fois trop dense et trop dilué. Trop dense, car Jon M. Chu, comme Sam Raimi en son temps, se laisse griser par le monde proliférant d’Oz, si bien que son film se remplit à ras bord de ses couleurs, de ses costumes et de ses décors. Trop dilué, parce qu’il oublie également trop souvent son idée première pour proposer une longue visite guidée de cet univers, en particulier dans les scènes situées au sein de l’université de sorcellerie qui sert de décor principal. Si l’on reconnaît le soin apporté à la direction artistique, le résultat est beaucoup plus inégal que dans In the Heights, le précédent film de Chu (lui aussi une comédie musicale), où chaque coin de rue devenait la scène d’une chorégraphie inventive. Wicked propose plutôt une succession de séquences parfois bien troussées, mais reposant davantage sur un savoir-faire, en dépit des compositions burlesques d’Ariana Grande, qui offrent quelques beaux moments (notamment une savoureuse séquence d’essayage). La durée excessive du film (d’autant plus que ces 2h40 ne constituent que la première partie d’un diptyque !) participe au caractère inégal de l’ensemble. Quand bien même elle ouvre sur une mélancolie sentimentale bienvenue dans un blockbuster de cette ampleur – en particulier avec deux triangles amoureux teintés d’une amertume inattendue –, elle est aussi à l’origine d’interminables séquences de chamailleries adolescentes.
Jon M. Chu a pourtant de bonnes idées sous son chapeau et parvient ponctuellement à donner du relief à sa fable inclusive. La scène d’arrestation d’un professeur-chèvre, la transformation très violente de singes qui se voient pousser des ailes ou la rencontre avec un lionceau en cage viennent par exemple légèrement assombrir le tableau en pointant un racisme (Elphaba est née verte) doublé d’antispécisme. Mais si Wicked prétend dévoiler les mensonges d’un monde d’apparats, il finit par en devenir la victime : aucune altérité ne peut pleinement s’épanouir dans cet écrin trop lisse et calibré.