Imaginer, au début des années 1980, en découvrant le premier Evil Dead, que son réalisateur Sam Raimi soit un jour amené à travailler avec Disney – voilà qui aurait été difficile. Certes, le réalisateur a évolué depuis, dans la direction plus consensuelle mais certainement pas indigne des Spider-Man, certes, Tim Burton lui-même a su passer outre la main de fer à trois doigts gantée de blanc, malgré tout, le résultat demeure : Raimi n’a pas survécu à sa rencontre avec l’usine à rêve. Dommage pour les uns, qui ont aimé sa nouvelle carrière hollywoodienne, dommage pour les autres, qui ont vu Jusqu’en Enfer comme un salutaire retour aux sources.
Pour tout cela, blâmons George Méliès. Il y a quelques mois, déjà, Martin Scorsese sortait radicalement des sentiers (pourtant fort larges) qu’il avait l’habitude de battre pour réaliser Hugo Cabret. Aveuglé par l’opportunité de rendre hommage à Méliès, notre ancêtre à tous, spectateurs comme professionnels du cinéma, Scorsese livrait un conte pataud, aux charmes rococo d’autant plus discutables que le livre dont Cabret est issu, de Brian Selznick, était en partie storyboardé, et servi tout cuit. Le prologue d’Oz semble être pour Sam Raimi ce que le flash-back aux origines de Méliès a été pour Scorsese : le moment de grâce du film. Rognant sur les côtés de son écran (qui s’élargit en arrivant à Oz), Raimi en profite d’ailleurs pour réaliser la meilleure 3D jamais vue à l’écran, puisqu’elle dépasse le cadre, une idée qu’il est, semble-t-il, le seul à avoir su exploiter. Dans un noir et blanc fleurant la nostalgie d’un cinéma du passé à plein nez, Raimi évoque un Texas du début du XXième siècle crédible, teinté du Browning de Freaks autant que de Méliès, où l’on distingue même sa passion pour les personnages hauts en couleur. Cela dure jusqu’à l’arrivée de la tornade, la même qui reviendra enlever Dorothy dans Le Magicien d’Oz.
Et là, catastrophe : avec son écran, le champ des possibles s’élargit pour Raimi sans qu’il sache s’en dépêtrer, plongeant un James Franco ahuri dans un monde tout en images virtuelles. Danny Elfman, à la musique, aidant, nous voilà semble-t-il replongé dans le monde surchargé d’Alice aux pays des merveilles. Rapidement, pourtant, Oz affirme ses spécificités : son univers chamarré est plus lumineux et surtout plus lisse, propret, que celui de Burton. Mais où est donc passé Sam Raimi ? Non que l’on ait espéré le retour du fou furieux des Evil Dead, mais tout de même… Remarquablement mal à leur aise devant les fonds verts, James Franco et Rachel Weisz récitent leur texte sans croire un instant au monde avec lequel ils sont censés interagir. Michelle Williams se demande ce qu’elle fait là, et nous aussi, tandis que Mila Kunis s’en donne à cœur joie dans ce qui reste le seul personnage pourvu d’un peu d’épaisseur de tout le film – le seul dans lequel on retrouve un peu de Sam Raimi, que ce soit celui des Spider-Man ou celui des Evil Dead. Le seul, également, qui semble avoir réussi à s’extirper du marasme narratif lénifiant et gentillet de l’univers d’Oz…
Sur le papier, placer Raimi aux commandes du prologue au Magicien d’Oz, avec son monde fantastique ouverts à tous les excès, était une idée follement excitante. Une fois à l’écran, pourtant, ne demeure qu’une grosse mécanique industrielle dans les vapeurs de laquelle la personnalité de Sam Raimi semble noyée, un assemblage de performances artistiques et techniques hétéroclites dont est absente la plus élémentaire passion – encore une fois, Mila Kunis exceptée. La mainmise de Disney aura-t-elle été trop forte, Raimi voulait-il se faire pardonner la réjouissante et régressive escapade Jusqu’en Enfer ? Voire, Raimi serait-il définitivement un cinéaste rangé, avalant couleuvre sur couleuvre pour le simple plaisir de s’essayer à la 3D avec un budget adapté ? Espérons que non – car voilà un comportement qui décevrait à n’en pas douter ce grand rêveur de Méliès.