Parallèlement à notre top de l’année, petit rattrapage de quelques films non évoqués jusqu’ici et retour sur une poignée de titres au sujet desquels il y a encore à dire.
Malignant, la proie et l’ombre
Par quel bout prendre Malignant, film d’horreur étonnant dont on a déjà souligné l’inspiration foisonnante et parfois hétéroclite ? On pourrait partir de la course haletante qui clôt la première heure, à l’issue de laquelle l’inspecteur Kakoa Shaw, à la poursuite d’un boogeyman belliqueux, se retrouve piégé dans une cave aux allures de train-fantôme désaffecté. Recouverts de toiles d’araignées et de poussière, des fiacres d’un autre âge trônent sous des planches de bois vermoulues, jusqu’à ce que l’un d’eux s’anime inexplicablement et fonce sur le policier. Ce détail est révélateur du legs, sensible dans toute la première partie du film, du décorum de maisons hantées réinvesti par Wan dans les Conjuring. Entre objets s’animant sans raison et invasion du salon par une créature tapie dans l’ombre, Malignant met l’espace domestique au cœur de son dispositif horrifique. Lorsque Madison devient malgré elle la spectatrice des meurtres commis par Gabriel, ce ne sont plus seulement les portes grinçantes qui viennent à s’ouvrir toutes seules, mais le décor entier qui se recompose de lui-même à la faveur de raccords-morphing liquéfiés à la beauté bizarre. Derrière le coup de force numérique réside l’idée, exploitée avec cohérence d’un bout à l’autre du film, que le mal a contaminé l’espace du visible. Jouant sur les reflets, les jeux d’ombre portée et la profondeur de champ pour figurer la présence du double maléfique qui colle aux basques de Madison, Wan transforme chaque pan de mur en véritable surface de projection symbolique : les plans larges savamment composés multiplient ainsi les surcadrages et les seuils symboliques pour figurer la coprésence du réel et de son envers. Lors d’une scène sidérante dont on ne révélera pas le contenu, un corps chute à travers le plancher et relie deux espaces a priori séparés alors qu’ils étaient contigus. Toute l’affaire de Malignant pourrait se résumer dans la capacité de la mise en scène et du montage à creuser des chemins de traverse dans l’épaisseur des images (littéralement : on ne cesse de les percer), ce dont la course-poursuite, partant d’un immeuble pour arriver aux souterrains de Seattle, pourrait être l’allégorie. De discrets motifs (par exemple, un cercle strié par des pales à l’arrière-plan des toilettes de Madison et de l’antre du monstre) et des raccords ingénieux se font ainsi révélateurs d’une vérité cachée, progressivement éventée jusqu’au twist final. Baroque en ce qu’il est traversé d’autant d’éclairs de génie que de moments plus désinvestis, ce modeste projet réalisé entre deux Aquaman constitue la preuve suffisante que James Wan est bien devenu le nouveau petit maître du cinéma bis.
Thomas Grignon
Alinéas, pour qu’ils reviennent
Une scène de « Revisions to a Manifesto », le troisième segment de The French Dispatch, montre Juliette (Lyna Khoudri) lire à haute voix des parties du manifeste écrit par son rival Zeffirelli (Timothée Chalamet). Debout sur une estrade improvisée, elle s’agace de la manière alambiquée dont est composé le texte, tout en alinéas, appendices et notes de bas de page. Pour le spectateur, cette forme prend immédiatement valeur d’allégorie du film, puisqu’il s’agit précisément de la façon dont The French Dispatch est construit. Chapitrage complexe, parenthèses, accélérations : autant de dynamiques structurelles qui participent de l’impression d’un film à feuilleter, comme on le ferait justement avec un journal. La langue même du film, d’une vitesse rappelant la plus belle ferveur hawksienne (tendance La Dame du vendredi), est à ce point façonnée d’allers-retours et de micro-commentaires que les sous-titreurs français n’ont eu d’autre choix que d’incorporer de nombreuses parenthèses tout au long de leur transcription. Le lien qui unit l’ouvrage écrit par Zeffirelli à la forme de The French Dispatch se resserre encore davantage lorsque Juliette s’énerve d’être renvoyée dans sa lecture à « l’appendice III, alinéa b », provoquant ainsi l’indignation des partisans de Zeffirelli : « It’s the best part. » Dans « The Private Dining Room of the Police Commissioner », le quatrième segment du film et sans doute le plus beau, Wes Anderson se tient à ce principe : il faut fouiller dans les plis de l’histoire pour en déterrer les plus belles parties. Si l’édifice ne manque déjà pas d’éclats, c’est bien lorsque Roebuck Wright (Jeffrey Wright) se voit contraint par un journaliste, à trois reprises, de faire une pause dans le récit et d’aller fouiller dans l’appendice de sa mémoire infaillible que le film prend une autre dimension. Le troisième alinéa de cet appendice serait plutôt un post-scriptum, d’abord évincé du récit par Wright : il y est question de poison, de saveur inconnue et de larmes. Howitzer l’exhume de la corbeille où l’avait jeté Wright, et son constat est le même que celui des partisans de Zeffirelli : « It’s the best part. » Il ajoute ensuite ce que l’on peut comprendre comme la clef secrète du film : « It’s the reason for the whole thing to be written. » On accuse souvent Wes Anderson de se cacher derrière des dispositifs, or c’est justement au cœur même de son film le plus mécanique, entre deux rouages, qu’il creuse un sillon intime bouleversant : le cinéaste est à la fois le critique culinaire solitaire et mélancolique, et le cuisinier qui s’est mis en danger pour trouver une nouvelle vitalité.
Marin Gérard
Shadow in the Cloud de Roseanne Liang
Le réjouissant Shadow in the Cloud de la réalisatrice néozélandaise Roseanne Liang contient une scène littéralement renversante. Après avoir été enfermé dans la tourelle d’un bombardier par le reste de l’équipage, le personnage interprété par Chloë Grace Moretz décide soudainement de sortir de l’avion en pleine bataille aérienne pour récupérer un bagage de la plus haute importance. Tandis qu’elle progresse en s’agrippant tant bien que mal à la carlingue en direction de la valise suspendue au-dessus du vide, le cadre opère une surprenante rotation à 180°. Ce simple et astucieux mouvement de caméra révèle en réalité le début d’un processus de retournement complet du film, le passage à l’action plaçant la jeune femme au centre de divers mouvements de rotation. De ce principe, le film tire une dynamique d’inversions successives conduisant le personnage à rebondir en pleine chute à la faveur du souffle d’une explosion pour ensuite prendre les commandes de l’appareil et le retourner sur le dos afin d’éviter le crash. En matière de mise en scène pop-corn d’empowerment féministe, l’inversion du rapport de force au cours de l’affrontement final tient même la comparaison avec celui d’Aliens, dont il se réclame au détour de plusieurs clins d’œil, inscrivant sans mal son invincible guerrière dans la droite lignée de l’iconique Ellen Ripley.
Adrien Mitterrand
Lovers Rock de Steve McQueen
Deuxième volet de la mini-série Small Axe, réalisée par Steve McQueen, Lovers Rocks se déroule le temps d’une nuit filmée comme un pur moment d’évasion. Ce format court (à peine soixante-dix minutes) est l’occasion pour le cinéaste de signer son plus beau film, qui n’est pas sans rappeler sa démarche de plasticien et photographe (Carib’s Leap et Western Deep notamment) où le travail de mémoire allait de pair avec la mise en scène d’espaces-temps singuliers. En 1980, dans une maison londonienne délabrée de Ladbroke Grove, quelques immigrés antillais s’affairent aux préparatifs d’un repas, bavardent, chantent, boivent, fument de l’herbe et, surtout, s’apprêtent à danser. Dépourvu d’intrigue, si ce n’est la rencontre amoureuse entre Franklyn (Michael Ward) et Martha (Amarah-Jae St. Aubyn), Lovers Rocks figure essentiellement la décharge d’énergie, tantôt alanguie, tantôt effrénée, d’une poignée de personnages qui s’émancipent à l’abri des regards en investissant un espace de vérité jamais sacrifié à l’impératif d’un récit ou de la durée. Pourtant doublement canalisée (par le lieu et le cadrage), la danse laisse remonter à la surface les affects d’acteurs qui ne sont plus seulement des personnages, sous l’œil d’une caméra agissant comme une lentille à même de recueillir la lumière de corps révélés à eux-mêmes. Avant de participer d’une identité culturelle et d’une quête libertaire, danser est une joie à vivre et à partager, capable elle aussi de faire trembler les murs. Difficile en effet de ne pas la ressentir intensément lorsque l’ensemble des protagonistes reprennent de concert et a capella le hit « Silly Games » de Janet Kay. Mais la danse invite également à la recherche plus intime d’un accord, d’un pas de deux qui épouse la soul jamaïcaine du lovers rock, ses complaintes amoureuses et ses promesses édifiantes ou parfois contrariées de bonheur. Matière première d’un cinéma tramé de sons bigarrés et de sens en éveil, le corps dansé finit alors par être rattrapé par la fiction, sinon par la romance. Au petit matin, un jeune couple pédale à vélo en ayant encore la tête ailleurs (magnifique plan en contre-plongée qui déplie le ciel et l’abondante verdure des arbres au-dessus de leurs visages comme un horizon rêvé), tandis que d’autres portent encore leur croix et semblent murmurer : « No, I’ve got no time to play your silly games. »
Fabrice Fuentes
Introducing the Heights
Sur une plage de République Dominicaine, Usnavi (Anthony Ramos) commence à battre de la main un rythme latino face à un auditoire d’enfants curieux. Si ce premier geste musical est intégré à la fiction, comme celui qui ouvre Annette (un câble jack que l’on branche sur un ampli comme pour dire : on ne ment pas, voilà l’origine du son), il n’invite pas au franchissement d’une porte dans un même espace-temps, mais à un flashback et à un déplacement, à New-York, dans le quartier de Washington Heights. Les huit minutes qui suivent, avant l’apparition du titre d’In the Heights, présentent un lieu et un ensemble de personnages à travers une avalanche d’idées visuelles et musicales portées par le montage. Partant d’une plaque d’égout qu’Usnavi fait tourner du pied comme s’il s’agissait d’un vinyle, Chu et son chorégraphe Christopher Scott opèrent un léger déplacement de la réalité pour plonger dans une série d’accélérations et de décélérations. Le cinéaste multiplie non seulement les échelles de plans, faisant des objets filmés de près des instruments, mais il profite aussi de chaque nouvelle apparition de personnage, c’est-à-dire de chaque nouveau couplet, pour élargir le champ de sa mise en scène : split-screens, jump-cuts, plans zénithaux, etc. Ce que Chu fait à partir de la comédie musicale de Lin Manuel-Miranda revient au fond à transcender la danse par des outils proprement cinématographiques, permettant ainsi à des gestes minuscules, qui seraient invisibles sur scène, de devenir de véritables pas de danse. C’est le cas par exemple du moment où Usnavi aide deux touristes dans la rue en déchiffrant du doigt une carte de Manhattan sur l’écran d’une tablette tactile. Qu’il s’agisse du tracé de son doigt ou des animations de la carte interactive, les mouvements qui composent le plan, parfaitement synchronisés sur le tempo, relèvent de la danse. Cette virtuosité qui n’a l’air de rien fait toute la saveur de cette introduction géniale, jusqu’à un plan magnifique, où le visage d’Usnavi, filmé depuis l’extérieur de son épicerie, se mêle au reflet des danseurs de la rue sur la vitre. Surimpression naturelle qui contient en elle tout le projet de ce film solaire : dans ce quartier bientôt touché par une panne d’électricité, intérieur et extérieur ne forment qu’un seul espace, un idéal de diaspora rassemblée par la musique et par la danse.
M. G.
The Night House de David Bruckner
The Night House, sorti en catimini sur les écrans français sous le titre La Proie d’une ombre, rappelle parfois les films gothiques hollywoodiens des années 1940, à un détail (de taille) près : l’époux faisant l’objet des soupçons angoissés de l’héroïne est déjà décédé au début de l’intrigue. La beauté du film, par ailleurs inégal, vient de la manière dont il organise dans l’espace cette paranoïa conjugale pour mettre au jour ce qui se cache derrière. Owen (Evan Jonigkeit), qui se suicide avant l’ouverture du récit, est un architecte ayant légué à son épouse Beth (Rebecca Hall, tranchante et glaciale) une villa en bord de lac qu’il a conçue pour eux. Mais l’héroïne découvre qu’il a bâti sur l’autre rive une maison jumelle, envers littéral du nid conjugal, à laquelle elle accède en barque (comme on navigue vers les enfers), en songe puis en franchissant le miroir de sa salle de bain. Cette opposition entre l’apparence du bonheur conjugal et le secret dissimulé sous sa charpente est reconduite dans une topographie opposant bas et haut, l’étage comme lieu de vie, et la cave, où se trouvent les bouteilles de brandy dans lesquelles Beth noie son chagrin dans la Day House, et les cadavres sanguinolents des victimes d’Owen, doubles mortifères de l’héroïne, enroulés dans des bâches en plastique sous le plancher de la Night House. Plus intéressante encore est la manière dont ce que nous supposons initialement être le fantôme d’Owen envahit progressivement l’espace négatif de la maison. Une silhouette humaine se dessine ainsi dans les interstices découpés par les formes alambiquées des poutres et du mobilier, présence menaçante littéralement constituée de vide. Elle annonce le dénouement du film : l’ennemi n’est pas tant l’autre (le mari) que soi-même, le danger n’est pas à l’extérieur mais en dedans. Une séquence vient figurer l’étreinte littérale du vide par Beth : les caresses numériques de la présence invisible font onduler la surface de sa peau tandis que, la nuque offerte, la veuve s’abandonne, happée par l’appel irrésistible de la dépression et du désir de mort.
Alexandre Moussa
La 3D de Dune
Un point a été peu évoqué au moment de la sortie de Dune, et pour cause : la promotion pourtant imposante du film n’a presque pas fait état de sa mouture 3D, disponible notamment dans une poignée de salles équipées d’écrans et de systèmes sonores Dolby Cinema, dispositif imposant capable, au cas par cas, de transfigurer un film même médiocre. Ainsi de Dune, film au programme laborieux mais dont la 3D, par endroits hallucinante, permet d’en déplacer de manière salutaire l’éventuel intérêt. Lunettes posées sur le nez, la quête messianique de Paul Atréides prend la forme d’un véritable mirage. Le désert devient par exemple, dès l’ouverture, une surface où les Fremens surgissent en projetant des particules de sable qui, au ralenti, les nimbent d’un voile mortifère et spectral. Un autre récit, plastique cette fois, gravite par là autour des personnages : un conflit entre le plein et le creux, entre le relief et la profondeur, le sandworm iconique de la mythologie d’Herbert concentrant dans sa forme ces pôles antagonistes. Un vaisseau spatial gigantesque troué de part en part, un corps qui s’extrait d’une alcôve sous la surface du désert, un visage qui émerge d’une flaque vaseuse comme un monstre émanant de l’image elle-même… Maintenant le spectateur à distance de l’avancée de la fiction, la 3D de Dune prend des contours holographiques et renvoie les figures et les objets filmiques à leur épaisseur de surface (la 3D donnant à voir, à proprement parler, des coquilles vides). Une scène en particulier se situe au cœur de ce film alternatif dont il est difficile, sans images en relief à l’appui, de rendre tout à fait justice. Récemment arrivé sur Arrakis, Paul se retrouve nez à nez avec un drone miniature venu l’assassiner. En faisant de la profondeur un enjeu (comme un sandworm s’approchant de sa proie, l’appareil, dont on peut évaluer avec précision la position grâce à la 3D, va-t-il atteindre sa cible ?), la séquence annonce la trajectoire d’un jeune prince amené à faire corps avec son environnement. Tandis que ce dernier se camoufle au milieu d’un hologramme, l’imagerie en relief se présente, en miroir du dispositif de projection qui se déploie sous nos yeux, comme un sarcophage tridimensionnel dans les plis duquel il est possible de disparaître. La « dune » du film serait alors la 3D elle-même : un mausolée perçant la planéité désertique des images, éminence paradoxale dont le volume ouvre sur le vide, l’absence et le néant.
Corentin Lê