À la suite de l’échec des accords d’Oslo (précipité par l’assassinat de Yitzhak Rabin), le réalisateur israélien Avi Mograbi s’en va-t-en guerre (du moins c’est ce qu’il croit) contre son ennemi de toujours, Ariel Sharon, alors en campagne pour l’élection du Likoud aux législatives. Avec, comme objectif avoué, de lui faire la peau une bonne fois pour toutes en exposant en pleine lumière le monstre qui se cache derrière l’homme politique. C’est peu de dire qu’avec ce documentaire tragi-comique, Mograbi va bien plus loin (et surtout ailleurs) que ce petit postulat vengeur.
C’est l’histoire d’un mec…
Comme souvent chez le cinéaste israélien, l’entrée dans le réel se fait par le biais de la fiction. Mograbi s’adresse à nous, dans un procédé récurrent face caméra, pour expliquer que sa femme vient de le quitter à cause d’Ariel Sharon, et plus précisément parce qu’il a voulu faire un film sur lui. Cette confession, absurde par sa franchise et son dénuement, va permettre de retisser toute l’histoire qui, on le comprend, s’est donc déjà produite. Car la fiction n’est pas qu’un leurre chez Mograbi, elle sert surtout à éprouver le réel afin de lui faire « dire autre chose » que ce qu’il veut bien montrer, dans une logique de mise en perspective des événements.
Ainsi, la femme de Mograbi (personnage fictionnel récurrent qu’il incarnera lui-même à l’écran dans Août) incarne la bonne conscience de gauche, cette petite voix qui vient sans cesse titiller le réalisateur lorsqu’il souhaite abandonner son projet, en même temps qu’elle le pousse implicitement dans une situation intenable : filmer l’ennemi avec son accord sans pour autant tomber dans le piège de l’hagiographie. C’est ce que cette approche fictionnelle par l’intime tente de désamorcer, notamment à travers quelques scènes de conversations entre Mograbi et sa productrice, où celui-ci livre ses doutes et problèmes éthiques à pactiser avec la figure prétendument diabolique d’Ariel Sharon.
Le monstre était presque parfait
Car Mograbi se présente d’emblée comme un personnage soumis à la compromission pour réussir à approcher l’animal politique. Dans une séquence où il figure une succession absurde de coups de téléphone auprès de l’équipe de campagne de Sharon, sa démarche est donnée comme perdue d’avance, une situation kafkaïenne qui rend impossible toute rencontre classique pour réaliser un entretien. Et lorsque Sharon est enfin au bout du fil, sa voix reste off, comme pour signifier une première capitulation devant l’appréhension que représente la rencontre avec le monstre.
Mograbi part donc, dans un premier temps, pour filmer Sharon sans son accord, de réunions en apparitions publiques, tout en cherchant à faire accepter la présence de sa caméra. Mais très vite se pose une question brûlante : comment réussir à capter le personnage tapi derrière la personne publique qui, elle, est toujours en représentation ? Car même dans les moments les plus informels, Sharon reste d’une sympathie désarmante. Mograbi tente bien de le pousser dans ses retranchements, en opposant dans le même plan la parole officielle (déclaration aberrante sur la situation des colonies) et officieuse (échange avec le réalisateur sur la légitimité de le suivre partout pour le filmer), mais rien n’y fait, Sharon reste conforme à son image publique, un homme aux opinions et positions tranchées et conservatrices, mais tout sauf un salaud acariâtre et pervers. Le réalisateur israélien questionne alors de manière bien sentie un cliché de la gauche populaire sur le caractère présumé diabolique de la droite, par le biais d’un dilemme légitime : comment se fait-il que Sharon puisse être à ce point gentil avec les gens qui l’entourent, alors qu’il est un personnage nuisible pour son propre pays ? Comment réussir à faire la part des choses ? Le monstre de communication, insidieusement, s’est transformé en monstre de sympathie.
Une méthode dangereuse
Mais Mograbi n’est pas au bout de ses peines. Plus qu’un film sur Ariel Sharon, Comment j’ai appris… est surtout une œuvre pertinente sur la position du documentariste face à son sujet, qui plus est lorsque celui-ci est ouvertement un antagoniste. Car pour se faire accepter par l’ennemi, Mograbi est obligé de se mouiller, de se rendre sympathique aux yeux de Sharon. Tout devient alors plus simple, et certains échanges très drôles entre les deux hommes donnent à voir à quel point l’intégrité du réalisateur est mise en difficulté par son soudain rapprochement avec l’homme politique. Se pose alors un problème éthique diablement retors : tant que Mograbi filmait contre le gré de Sharon, la situation était claire, mais maintenant qu’il est invité à couvrir les événements, ne serait-il pas à son tour manipulé, utilisé à des fins de communication ?
C’est ici que la fiction prend le relais pour dépeindre une situation cauchemardesque, notamment mise en exergue par le recours à des scènes de rêve pourtant bien réelles. Le titre du film, emprunté à Dr Folamour de Stanley Kubrick, vient confirmer que ce qui se déroule sous nos yeux est à la fois un récit désespérément dramatique et une comédie ubuesque. En affirmant une position de déni de sympathie pour Sharon, la fiction fait glisser implicitement le réalisateur vers une compromission refoulée qui le pousse à épargner l’ennemi. Et la réalité vient dangereusement confirmer cette hypothèse, lorsqu’un conseiller de Sharon s’exclame face caméra : « Vous êtes des nôtres, vous faites partie de la famille !» Mograbi reprend à son compte cette possibilité en l’injectant dans la fiction, et se tourne lui-même en bourrique dans un effrayant jeu de dupe où, emporté par sa fougue, il en viendrait presque à supporter, voire encourager, cet homme pour qui il avait tant de haine. Cette conclusion laisse un goût amer en bouche, celui d’un échec, de n’avoir pas su faire sortir de l’ombre le monstre tapi derrière la personne publique. Et pourtant il fut constamment là, quelque part face à nous, inextricablement lié à toutes les facettes de la personnalité de Sharon. D’en être sorti humble et lucide quant à sa condition d’agitateur de conscience n’est cependant pas la moindre des victoires d’Avi Mograbi.