À l’heure où les petites misères du travail au bureau fondent comme neige au soleil grâce à la « transformation numérique », il fait bon rouvrir les vieux placards, ceux des années 1970, d’avant les « réseaux », ceux d’une classe moyenne qui buvait son canon de rouge à l’heure du déjeuner dans un Paris ni pop ni « bobo ». C’est dans ce Paris des ronds-de-cuir et des gratte-papiers que Maurice Ronet situe son adaptation pour la télévision de Bartleby, tournée en 1976 dans le quartier Vivienne. Loin d’une lecture anecdotique sous le seul angle de l’absurde, comme pourrait le laisser croire le jeu un peu forcé de Maurice Biraud au début de son film, Ronet relève avec talent le défi de l’adaptation d’un texte canonique.
L’huissier (Michael Lonsdale) est de mauvaise humeur alors qu’il rejoint son étude non loin de la Bourse, à Paris. Comme chaque matin, il écoute le récit anodin de la marche catastrophique du monde sur son autoradio. Mais pour lui l’heure n’est pas à tous ces morts, à toutes ces guerres et ces cataclysmes divers qui « font l’actualité » : la clientèle s’accumule dans la salle d’attente de son étude, que ni le zèle idiot de son premier clerc, ni la médiocrité du second ne parviennent à contenir. Ce qu’il lui faut, c’est un troisième larron. Un nouveau clerc du nom de Bartleby (Maxence Mailfort), les mains blanches et les yeux clairs, fait son apparition et s’installe dans l’étude. Discret jusqu’au mutisme, discipliné, Bartleby va bientôt refuser d’effectuer le travail pour lequel il a été embauché…
Le point de départ du long-métrage de Maurice Ronet est une fable. Sous la forme d’une nouvelle intitulée Bartleby le scribe, Herman Melville prononce en 1853 l’épitaphe de la révolution industrielle alors en plein essor : il raconte la ruine d’un monde bureaucratique anéanti par la réponse, aussi obstinée qu’injustifiée, d’un obscur employé de bureau qui « préférerait ne pas » (« I would prefer not to ») exécuter les tâches pour lesquelles il est payé. Refus de l’absurdité du travail, la mystique triomphante des temps modernes, manuel de résistance passive et de désobéissance civile, retrait face à la société libérale et capitaliste, fin des croyances ou prophétie d’une nouvelle religion nihiliste… : fou ou sage, voyant ou psychotique, Bartleby et son modeste leitmotiv sont entrés dans l’histoire de la pensée. Avant Kafka et Beckett, Melville a créé un personnage aussi profond qu’énigmatique dont l’aventure a fait la fortune des philosophes : depuis Blanchot jusqu’à Agamben, en passant par Deleuze et Derrida, la pensée critique la plus en vogue (celle « de gauche » en premier lieu) a fétichisé ce récit incisif qui a survécu à toutes les grilles de lecture possibles et imaginables : psychanalyse, économie, métaphysique, absurde… Bartleby continue de passer entre les mailles du filet.
« Ne travaillez jamais »
Et ce n’est certes pas à Maurice Ronet, lecteur de Céline (il rêvait d’adapter son Semmelweis) et interprète brillant de l’écrivain Drieu La Rochelle (Le Feu follet), que l’on prêtera des intentions gauchistes dans ces années du marxisme intellectuel triomphant : si Ronet s’éprend de Bartleby, le contempteur radical d’une société du travail naissante, c’est moins par affinité avec le dogme situationniste (« Ne travaillez jamais !») que par une forme de désenchantement politique et moral dont témoignent sa culture (elle est vaste) et ses plus beaux rôles. À 48 ans, Maurice Ronet a sa carrière derrière lui, celle d’un personnage séduisant et décadent, dans un cinéma populaire plus ou moins exigeant : Louis Malle (Ascenseur pour l’échafaud, Le Feu follet), René Clément (Plein soleil), Jacques Deray (La Piscine), Michel Deville (Raphaël ou le Débauché). Apprenti réalisateur, il est allé loin – en Afrique, en Indonésie – trouver une inspiration exotique, depuis longtemps fasciné par l’imaginaire des romans et des contes de Melville, l’écrivain voyageur, l’auteur de Moby Dick et de Mardi. Mais Bartleby, c’est autre chose. C’est l’anti-héros qui lui ressemble, qui ressemble à ses goûts et à ses inclinations. C’est donc, logiquement, « son » film, celui qu’il a réfléchi et abouti, une adaptation originale où il donne à lire le mystère Bartleby comme à se lire lui-même.
Bartleby est donc un film éminemment personnel, où pourtant l’acteur Ronet s’est effacé. Non sans hésitation, il a cédé sa place au subtil Michael Lonsdale, qui fait front face à la détermination froide de Bartleby, incarné par un jeune acteur découvert par Buñuel quelques années plus tôt, Maxence Mailfort. Voilà qui a évité à Ronet un nouveau duel, après les deux qu’en tant qu’acteur il a perdus face à Delon, dans ses rôles parmi les plus célèbres et les plus populaires (Plein soleil et La Piscine). D’ailleurs Bartleby, tel que mis en scène par Maurice Ronet, est le récit d’une amitié étrange plus qu’un duel. L’empathie imprévue qu’éprouve l’huissier envers son subordonné est d’autant plus forte et passionnelle que ni l’un ni l’autre des protagonistes ne comprennent ce qui leur arrive. Lecteur profond de l’œuvre littéraire, Maurice Ronet explore moins dans Bartleby le thème du double que la figure de l’identique, du même, dans laquelle l’huissier, incapable de chasser son employé réfractaire, s’abîme : subjugué, il ne peut porter atteinte à son subalterne sauf à s’atteindre lui-même.
D’une vision grotesque du monde moderne, Bartleby passe à une réflexion métaphysique sur l’homme, qui se double ici d’un intertexte biblique absent du texte de Melville. Homme de droite, Ronet en donne une lecture anti-libérale, d’inspiration catholique, où le sens de l’homme n’est plus en Dieu, mais du coup ne se trouve nulle part – et certainement pas dans une quelconque représentation du progrès, d’un bonheur new age ou d’une prétendue libération (sexuelle ou autre). Loin de l’assomption sexuelle et marxisante de Théorème, l’ange aux yeux clairs de Maurice Ronet n’apporte que la mort et la destruction de l’ordre, avant tout économique, dont il sape le fondement, la « première pierre » en quelque sorte.
Dès lors, la « fraternelle mélancolie » qu’éprouve l’huissier envers son clerc conduit le film vers d’autres rivages, plus bressonniens, où le temps, le présent, n’interviennent plus qu’incidemment : plus rien de ces petits trucs drôles qui montrent l’activité futile, nerveuse, énervante de tout un chacun dans le quartier des affaires à Paris. Plus d’effervescence en somme, juste un mur édifié devant sa fenêtre et, dehors, des rues vides qu’arpente désormais un huissier en plein désarroi, là où quelques jours plus tôt, il s’agaçait au volant de son véhicule, comme tout Parisien affairé.