N’ayons pas peur des mots : La Femme infidèle est un film parfait. Claude Chabrol a rarement manié l’art du cadre et du montage avec autant de dextérité que pour ce scénario apparemment classique, mais tout à fait révélateur du cinéma chabrolien de la fin des années 1960 ou du début des années 1970. Nous sommes en 1969, la femme bourgeoise est alors à son plus haut niveau, et Chabrol s’amuse à dépeindre un milieu où la violence mène au pardon, où la quête de soi passe par la destruction d’autrui. Il faudra ici regarder chaque plan (et quels plans !) pour comprendre le milieu dans lequel cette violence salvatrice s’installe et comment l’infidélité crée la femme.
Qui l’on trompe et qui l’on pardonne
« Il est une figure féminine qui se développe de film en film (…) pour aboutir à cette évanescence, incarnée par Stéphane Audran, longtemps épouse du cinéaste. Son retour dans une quinzaine de films de Claude Chabrol ne se justifie pas seulement par cet esprit de « famille » (dans tous les sens du terme). L’actrice incarne à la fois un type féminin fait de force, de lucidité, de refus des illusions, et un type de comédien qu’affectionne le réalisateur : multiforme, mais surtout capable de jouer un ou plusieurs tons au-dessus du naturel. (…) Avec Bernadette Lafont, Stéphane Audran appartient ainsi à l’ensemble des acteurs que l’on a coutume de considérer comme typiquement chabroliens, parce que capables de transmettre au spectateur leur jubilation à jouer, et même à surjouer leur personnage, à la limite de la caricature. »
Joël Magny, Claude Chabrol, Paris, éditions des Cahiers du Cinéma, 1987
Comme l’a compris Joël Magny, avec La Femme infidèle, nous avons affaire à une femme de caractère : loin d’un personnage insipide qui subirait les événements, elle est avant tout actrice du spectacle (là où la femme ordinaire chabrolienne n’est que spectatrice). Elle est tour à tour femme seule (souvent fière de l’être), amante, épouse, mère… elle se définit davantage par le rapport de domination que par le manque ou le vide. Comme toute héroïne chabrolienne qui se respecte, la femme, Hélène Desvallées, conduit à la mort d’un homme. Mais elle ne se construit pourtant pas en personnage irréversiblement diabolique : il n’est pas ici de manichéisme qui consisterait à en faire la mère de tous les vices ou l’origine de tous les maux. Elle est au contraire érigée en modèle (après que l’on a dépouillé le terme de son sens moral) face aux personnages qu’elle croise.
Si elle a besoin des rapports sociaux pour s’affirmer et pour évoluer, notamment des rapports entre homme et femme, la figure féminine que le personnage de Stéphane Audran nous livre existe en elle-même. C’est une figure beaucoup plus construite que les précédentes -incarnées plusieurs fois par Bernadette Lafont- dans le domaine personnel, psychologique et social. Adepte de l’otium, elle n’en est pas moins au centre d’une action, dramatique en premier lieu, mais de l’action des autres également. Hélène est aussi socialement une femmes qui a du temps : la volonté a un coût en quelque sorte, et l’on ne peut l’assouvir que dans certaines sphères sociales. Claude Chabrol a ainsi écrit : « L’oisiveté de la femme est un élément favorable pour sa disponibilité, donc pour son aventure. » Mais cette oisiveté n’engendre pas ici l’ennui ou l’enfermement : elle donne parfois naissance au malheur, mais toujours de la part d’un sujet libre et responsable de lui-même.
C’est l’image même de cette liberté de mouvement et d’esprit qui permet aux personnages de vivre pleinement mais à leurs risques et périls : la peur n’évitant pas le danger, Hélène préfère faire l’expérience du danger plutôt que de ne rien ressentir (la femme ordinaire n’est justement prise dans aucun flot de sensation). Henry Rabine définissait ainsi émotionnellement cette femme « pompidolienne » en 1968 : « Mais c’est Stéphane Audran que je préfère, peut-être parce que son personnage à elle bouge, provoque, mais attrape de l’âme et ne s’en remet pas. » Cependant la passion qui conduit à la folie, à la froideur meurtrière ou à l’acceptation de la sortie des codes bourgeois ne trouve son origine que dans leur humanité. Cette femme n’est l’instrument d’aucune transcendance, d’aucune fatalité. Elle n’est pas non plus la prisonnière d’une condition sociale. Si le rôle tenu par Stéphane Audran semble parfois être l’agent du destin, il n’en est jamais le jouet : nous ne sommes ici ni aux abords de la tragédie grecque, ni dans les méandres des premières œuvres du réalisateur. Hélène Desvallées accepte le meurtre car il lui permet d’abattre toute superficialité et de consolider l’amour vrai, celui qui résiste, celui qui dépasse le cadre du mariage ou de l’infidélité usuelle. Son ultime désir n’est pas la solitude, la tranquillité, mais la satisfaction, à n’importe quel prix : Hélène est la Femme infidèle dans les faits mais tend vers la fidélité suprême qu’est la fidélité à soi-même, au prix d’une amoralité triomphante.
Hélène est aussi la détentrice du pardon : elle est à l’origine du crime perpétré qui reconstitue une cellule familiale ; mais elle pardonne le criminel justement pour avoir agi, pour avoir sauvé dans des formes amorales la liberté qu’elle se construit. Le secret -de l’infidélité puis du crime- est un moyen de se garder des autres et de se protéger : « Hélène Desvallées se complaît dans un rôle d’auditrice puis de confidente ; une façon de ne rien dire sur elle-même » écrit Christian Blanchet. On pourrait presque penser que se dégage une figure sacrée de la femme, qui, malgré ses turpitudes, conserve un caractère discret, introverti et salvateur.
Statue de sel, statue de marbre
Hélène, au départ seule face aux hommes, face à une société qui la regarde, la lie indéfectiblement à son mari. Elle a crée une famille de sang : c’est d’ailleurs avec Stéphane Audran qu’apparaît la figure de la mère chez Chabrol. Hélène Desvallées dit à son amant Victor (Maurice Ronet) qui vient de lui avouer qu’il a deux enfants « C’est drôle, moi je ne pourrais pas vivre sans mon fils (…) mon mari non plus. » Sans renvoyer au nœud gordien de la transmission génétique, Hélène se confronte au problème de l’appartenance et de l’identité. L’enfant se construit auprès de celle qui, elle même, est en évolution permanente. Elle élève son enfant elle-même, n’est aidée par aucune nourrice ou gouvernante : elle prend en charge l’éducation de sa progéniture, sans doute pour que cette dernière bénéficie de la même liberté intérieure, et, dans le système chabrolien, sans doute aussi pour mener à bien une reproduction tant sociale que psychique. L’apparat familial révèle la personnalité de la femme, mais il est doublé d’un décor social, familial et physique qui définissent peu à peu cette dernière.
Telle une tunique de Nessus, le vêtement est beau car il s’enlève. Le sous-vêtement renvoie à l’image de la nudité, l’image du corps qui se sait corps séduisant et qui n’a pour finalité que son propre plaisir. Alors qu’Hélène Desvallées dort dans un lit séparé de celui de son mari, en chemise de nuit ; on la voit en sous-vêtements chez son amant. Victor Pégala (Maurice Ronet) dit ainsi à Charles lors de la scène, particulièrement originale, de leur rencontre : « Nous étions au cinéma (…) j’ai senti une sorte de disponibilité. » Et la disponibilité de la femme se ressent avant tout dans sa liberté : le tailleur de Neuilly est remplacé ; et si l’un tue l’autre, ce n’est pas tellement pour la faute qu’il a commise, mais plutôt pour avoir découvert une Hélène beaucoup plus sensuelle qu’elle ne le paraissait, capable de se déshabiller librement. Cette femme se débarrasse d’un costume qui la définit socialement et familialement. Disponible en pensée, la femme l’est avant tout physiquement. Le vêtement est l’image de la femme, un reflet de caractère immédiat et visible, tout comme les objets : symbole de la sexualité, le briquet offert par le mari, puis à l’amant, récupéré par le mari, réifie le jeu des bourgeois qui s’ennuient devant la télévision, et cherchent un moyen de raviver leur flamme quotidienne…
Claude Chabrol a écrit en 2003 : « Ce qui caractérise, pour moi, la bourgeoisie, outre le goût de le possession, c’est le refoulement de la bestialité sous des dehors policés. » Dans cette sphère sociale, la règle n’est pas une valeur morale, elle est un socle de survie et d’enfermement, un moyen de cadrer des âmes qui ne peuvent qu’imploser ou exploser. Il en existe bien des exemples dans le cinéma de Claude Chabrol : dans La Femme infidèle, la sphère est occupée par la demeure maritale. Mais comme la bourgeoisie se caractérise par l’amour du secret, la maison en devient le garant. Hélène Desvallées n’emmène jamais son amant chez elle : la demeure est l’image de la sclérose de cette bourgeoisie repliée sur elle-même. La liberté ne peut être alors dans l’espace privé, sauf quand celui-ci est finalement accepté, comme dans La Femme infidèle. La liberté, pour cette bourgeoisie, est la sortie du conformisme, ici détourné par la sexualité. C’est une liberté acquise, tragique, mais devenue bien réelle : celle de choisir qui l’on aime, et qui l’on pardonne. Regard moralisateur ou sotériologique ? Pour la Femme infidèle, l’étouffement du conformisme résulte de l’obligation familiale, et ce n’est que lorsque son mari ose braver l’interdit moral et la sagesse familiale qu’elle revient vers lui.
La Femme infidèle recense un certain nombre de symboles purement chabroliens et particulièrement pompidoliens : mais on retiendra surtout l’affrontement permanent entre Hélène et Paul. C’est sans doute le personnage de Stéphane Audran qui reste le plus synthétique dans la représentation de ce combat avec celui de Michel Bouquet (le monstre froid en apparence) : l’utilisation quasi systématique du prénom d’Hélène apporte un touche supplémentaire à la figure emblématique de la «période pompidolienne». C’est Hélène de Troie qui provoque la guerre, et c’est pour elle que Paul et Victor affrontent la société humaine. La lutte pour la femme est omniprésente : elle est supérieure mais pas inaccessible. Elle existe en elle-même mais ne pourrait s’épanouir ni s’affirmer sans la présence de l’homme qui lui donne, en la subissant, sa valeur. Hélène et Paul sont donc complémentaires. Pour Claude Chabrol, Hélène représente l’éternel féminin : elle n’est pas homme et ne cherche pas à le devenir. Ses armes ne se trouvent pas dans la puissance physique. Hélène de Troie est source de drames, elle est monstrueuse stricto sensu, id est littéralement : c’est une femme que l’on montre, que l’on met en scène.