Femmes du Caire frappe fort, exactement là où on ne l’attendait pas. Entre soap-opera et infiltration retorse du régime médiatique, entre la structure du conte populaire (le schème des Mille et Une Nuits) et la conduite d’un plateau de talk-show, entre les femmes de George Cukor et celles de Kenji Mizoguchi, le dernier film de Yousry Nasrallah tresse un échevelant réseau d’images comme autant de renvois à son vaste écheveau politique. Vous avez dit « chevelure » ?
Comment dire l’étonnement qu’il y a à retrouver, dans un film égyptien de 2009, la fantaisie, la pétulance et l’élan progressiste des comédies américaines du couple Katharine Hepburn et Spencer Tracy réalisées par George Cukor ? Ils sont pourtant là, ressuscités sous nos yeux, dans le charme mutin et le dynamisme de l’actrice Mona Zaki, dans l’humour virevoltant de la mise en scène de Yousry Nasrallah. La première partie du film s’annonce comme un remake cairote de Madame porte la culotte (Adam’s Rib). Qu’on en juge : Monsieur occupe un bon poste dans une feuille gouvernementale ou il brigue le poste d’éditeur-en-chef ; Madame anime à la télévision une émission de débat ruant à chaque édition dans les brancards de la politique nationale. Ils travaillent tous les deux sur le même territoire (médiatique) et se gênent mutuellement. Les patrons de Monsieur lui font comprendre que s’il ne tient pas mieux sa femelle, il peut dire adieu à ses ambitions. L’argumentation domestique fait rage, lorsque Madame, encline à donner à son programme une pente plus doucement sociologique, moins politiquement frontale, décide d’inviter plusieurs femmes égyptiennes à raconter le drame de leur vie sur son plateau. Il ne faudra pas plus de trois de leurs histoires pour que celui-ci retombe en plein dans ce qu’il tentait d’esquiver : le politique.
Nasrallah traite d’un sujet grave, terrible, sensible. En optant pour une comédie pétillante, en lieu et place du drame social triste et glauque attendu, le cinéaste fraye avec une forme de militantisme infiniment enthousiasmante. Si les rapports hommes-femmes sont envisagés, auprès de la divine institution du mariage, d’un point de vue critique féroce (le film le dénonce comme une arnaque ou un rapport de force), demeure toujours la volonté de les accompagner malgré tout, pour le meilleur et pour le pire, comme le veut l’expression consacrée, dans l’espoir d’une amélioration prochaine. Femmes du Caire est à sa façon, celle des couleurs flamboyantes et de la plastique lumineuse du cinéma égyptien (de studio), un véritable film d’intervention. Alors que les comédies Hepburn-Tracy accompagnaient un transformation profonde de la société américaine (le nouveau rapport des femmes à la vie active), celle de Nasrallah l’appelle de tous ses voeux, plaide en sa faveur et applique, sur le champ éminemment important des représentations, son propre programme d’émancipation. Dire qu’en Égypte – et ailleurs – la féminité est avant tout victime de ce qu’on s’acharne à la cacher, à la laisser hors champ, c’est penser un problème de société en termes strictement cinématographiques. La solution de Nasrallah se jouera donc sur le terrain de l’image : érotiser à mort le corps de ses actrices et, ainsi, mettre la féminité au centre de l’écran. Une multitude d’accessoires, polarisés sur leur face-fétiche, y contribuent : cuisse recouverte d’un bas, talons aiguilles claquant sur le sol, jupes entrouvertes, rouge à lèvres. Nasrallah, par une grande richesse de détours rhétoriques, ne filme finalement qu’une chose : le sexe de la femme. On est sidérés, par exemple, par la crudité d’un plan filmant l’avortement d’une des héroïnes de l’émission : la gynécologue extirpe à l’aide d’une pince, entre les deux jambes écartées de la femme, un fœtus mort – des lambeaux de chair – sortant d’une zone hors champ, recouverte d’un voile de tissus. Sous le voile : le sexe, le sang, la mort. En un plan, tout est dit.
La comédie de mœurs ne dure pas longtemps. Dès que les femmes se mettent à parler, on plonge de facto dans la tragédie : le meurtre, les flammes, le sang. Offrez-leur une tribune, demandez-leur de livrer face caméra leur biographie et vous n’obtiendrez rien moins que la coupe franche et profonde du pays, la carte instantanée de ses rapports de force. Leur image médiatisée transporte en creux la forme de l’oppression. Leur visage est celui du pays tout entier. L’Égypte est une terre de mélodrame, son cinéma peut en témoigner. De Sirk à Fassbinder, de Stella Dallas à Senso, le grand enjeu du genre fut toujours d’extraire des rapports de désir une image des plus violents déterminismes à l’œuvre dans une société. Il faut rendre ici justice à la grande subtilité, à l’intelligence du film de Nasrallah. À aucun moment, le cinéaste ne laisse entendre qu’une solution au récent puritanisme des mœurs égyptiennes puisse venir du couple hyper-occidentalisé que forment les deux journalistes. Hebba, qui vit dans un grand appartement à la décoration design, qui se fournit en cosmétiques chez Chanel, qui s’habille à la dernière mode suggestive, se pense à l’abri derrière cette montagne d’artefacts. Elle forme avec Karim un couple moderne, un couple de communicants, de non-dupes. Cela ne suffit pas à les dispenser d’un violent retour de bâton : Karim, mis à pied de sa rédaction, se venge sur elle et la tabasse. Le visage de Hebba, roué de coups, tuméfié, nous suggère ceci : son apparence n’était pas moins déterminée par le regard des hommes que celle des femmes voilées. À chaque catégorie socio-professionnelle sa vitrine. Les plus riches se fabriquent des bimbos. Les deux mondes, le Nord et le Sud, sont mis dos à dos. Ici comme ailleurs, le corps des femmes reste cet éternel champ de bataille, la fatale convergence d’intérêts économiques et de représentation sociale. Être modèle ou mannequin, barricade ou vitrine, opaque ou transparente, voilà leur seule alternative.
Hebba reste sous les projecteurs, mais change de siège : de présentatrice, elle devient sa propre invitée. Le dispositif télévisuel – celui de la confession en direct, assistée par la journaliste – se retourne sur elle. La « sage-femme » finit par accoucher de son propre récit, de cette violence domestique qui sourd tout aussi brutalement sous les parois favorisées des hautes tours du centre-ville que dans les quartiers périphériques du Caire. Le discours du film sur la télévision est à l’avenant. Là où l’on attendait une critique facile – lieu de toutes les manipulations, bras idéologique du pouvoir, abreuvoir bigbrotherisant – elle n’apparaît comme rien d’autre que ce que l’on en fait. Elle assume ici la généalogie que lui attribuait Serge Daney : de la famille du téléphone, elle radiodiffuse, elle transmet de la parole, rien que de la parole. À cette différence près qu’elle l’enrobe d’un visage, d’un corps et d’un plateau. Elle peut être cette bonne fille, cet efficace commutateur d’espaces publics, cette série de manettes, à condition qu’on veuille bien ne pas en faire une poubelle. Puis, il faut le dire : elle est magnifiquement filmée par le cinéma. Sereinement, sans hystérie ni mépris aucun, simplement comme un acteur ancré dans le paysage. Elle existe, elle est là, servons-nous en.
Gageons pour finir qu’actuellement, seul un certain cinéma arabe (celui des pays où bascule la balance politique entre néo-puritanisme officiel et libéralisme spectaculaire) semble en mesure d’hériter pleinement de l’érotisme du cinéma hollywoodien classique. Celui qui déployait des trésors d’intelligence pour « passer outre ». Un érotisme qui semble éteint depuis bien longtemps dans les pays occidentaux. La question suivante – épineuse – serait alors : n’est-il qu’un moment passager dans l’histoire d’une culture ? Si non, quel(s) obstacle(s) est-il acceptable de conserver pour ne pas avoir à s’en séparer ?