En 1972, la Chine, en pleine Révolution Culturelle depuis 1965, invite Michelangelo Antonioni à tourner un documentaire : le pays commence à s’ouvrir, en grande partie sous l’impulsion de Zhou Enlai, et souhaite montrer son nouveau visage au monde extérieur. « J’avais à l’esprit une certaine idée de la Chine », dira le cinéaste, mais ce voyage de quatre semaines dans le « pays du milieu » (signification de « chung kuo ») confronte le cinéaste à une réalité à laquelle il ne s’attendait pas. Quant aux autorités chinoises, c’est La Chine – Chung Kuo qui les confrontera avec une image d’eux-mêmes qu’ils n’avaient pas prévue… et qui vaudra au film trente ans de censure et propulsera Antonioni aux côtés de Lin Biao et de Confucius comme traître à Mao. La Chine – Chung Kuo est une œuvre étrange et belle, inclassable. Film apparemment apolitique qui suscitera l’ire chinoise, simple « carnet de notes » de voyage qui se creuse en profondeur d’un hors-champ énigmatique : entre la Chine de Mao et La Chine d’Antonioni, n’est-ce pas, en définitive, un conflit de mise en scène qui s’est joué ?
« Une tentation de la Chine »
De l’ouverture des frontières chinoises à une « intelligentsia » occidentale choisie (c’est-à-dire bienveillante envers le régime de Mao et la Révolution Culturelle), on connaît bien souvent le voyage de la délégation du groupe Tel Quel en 1974, à laquelle participa Roland Barthes, en 1974. La quasi-« invisibilité » du film d’Antonioni pendant de nombreuses années explique peut-être qu’on ait tendance à oublier que le cinéaste, animé lui aussi par « la tentation de la Chine » fut également invité à « refléter » par son art le nouveau visage du pays. Mais ledit « reflet » doit être en conformité avec l’image que la Chine construit d’elle-même : alors bien sûr, il y a ouverture et ouverture. L’itinéraire est âprement négocié, le cinéaste est évidemment affublé d’un guide, et le temps de tournage limité à quatre semaines. L’on dit que l’art naît de la contrainte : La Chine en est peut-être la démonstration.
« Un voyage en Chine », mais quelle Chine ?
« Parmi les commentaires qu’on m’a faits sur ce documentaire, il en est un qui m’a rétribué pour ce travail ardu : “Tu m’as fait faire un voyage en Chine” ». Antonioni est un guide exceptionnel et les images qu’il prend sous surveillance dessinent une Chine bien peu « conventionnelle ». Il y a certes ces images « volées », arrachées à la résistance du guide, comme ce marché libre croisé sur une route du Hunan, entorse tolérée au collectivisme, mais dont le régime ne souhaite pas se vanter. Mais là n’est pas le cœur de l’opération de « contournement » effectuée, sans doute en grande partie involontairement, par le cinéaste. Dans la Cité interdite, ce qui intéresse Antonioni, ce n’est pas tant le monument que les hommes qui viennent la visiter. « La Chine que j’ai vue n’est pas de légende. C’est le paysage humain, si différent du nôtre, mais si concret et moderne, ce sont les visages qui ont envahi l’écran. » Le cinéaste se plonge dans les rues bondées de Shanghai, la ville symbole du changement, de la même manière qu’il traque les visages dans les rues désertes de villages du Hunan ancrés dans le passé ; il vient observer la pratique du sport à l’école, les récitations de chants maoïstes par les écoliers de la même manière qu’il plante sa caméra fascinée sur une femme accouchant sereinement par césarienne, anesthésiée uniquement par l’acupuncture, cette antique méthode chinoise que Mao avait, un temps, songé à interdire. La Chine qu’Antonioni nous montre n’est pas réductible à une formule simple, et c’est en cela que le film se fait, peut-être malgré, lui, politique. Les slogans, les images construites (par le communisme) et les idées reçues (en Occident) n’ont plus cours : c’est-à-dire qu’elles n’organisent plus la représentation. Mais ils viennent nécessairement s’y inscrire en creux, pour un spectateur qui ne peut pas ne pas se poser certaines questions, chercher dans l’image des infirmations ou des confirmations. Le hors-champ est le cœur des interrogations : qu’a‑t-on dissimulé au cinéaste ? La Révolution Culturelle est passée à la phase des luttes politiques internes, et il est bien évident que le guide d’Antonioni ne l’emmène pas dans les coulisses. Que cachent tous ces visages énigmatiques, qui frappent Antonioni par leur sérénité ?
« Carnet de notes filmées »
Deux ans après son voyage, Antonioni raconte qu’il n’a pas réussi à tenir un journal de voyage, que ses annotations sont restées des annotations. La raison ? « (…) la difficulté que j’éprouve à me faire une idée définitive sur cette réalité en mutation permanente qu’est la Chine populaire. » Des annotations ? c’est aussi le terme qu’il emploie, dans le documentaire, pour définir son film, des appunti filmati, des notes filmées. Antonioni se garde bien de vouloir expliquer la Chine, il veut « observer ce grand répertoire de visages, de gestes, d’habitudes. » Mais, comme le dit un dicton de la Chine ancienne sur lequel il clôt son film : « tu peux dessiner la peau d’un tigre, pas ses os ; tu peux dessiner le visage d’un homme, pas son cœur. » La grande beauté du film réside dans la réintroduction d’un mystère qui ne serait pas seulement « chinois », mais humain. La caméra renvoie au spectateur les regards des Chinois sur ces Occidentaux qu’ils voient pour la première fois. Ce qui s’exprime dans ces regards apeurés et curieux, c’est évidemment l’extraordinaire fermeture des frontières chinoises sous le régime de Mao : mais ce jeu entre deux regards également incertains et curieux a un poids humain bien avant d’avoir une signification politique.
L’accueil de la réalité
Le film crée un étrange sentiment de liberté, d’une liberté gagnée envers et contre la contrainte, mais aussi grâce à elle. Les conditions du tournage ne laissent vraiment pas la possibilité d’effectuer des repérages, d’installer le matériel, et Antonioni fait le choix de filmer en caméra à la main ou à l’épaule, afin d’être toujours disponible, de ne rien perdre de ce qui pourra se présenter. La caméra d’Antonioni est comme libérée : le regard du cinéaste, loin de chercher dans la réalité la confirmation d’idées préconçues, n’est même pas dans l’attente. Il est ici pur accueil. Une scène de Tai-chi dans la rue arrête la caméra pour un temps infini, un arbre capte l’attention et suscite un zoom, un vieux travailleur capte l’objectif qui se met à le suivre. La Chine d’Antonioni crée le sentiment du temps, là où l’on aurait attendu (les autorités chinoises assurément) qu’il éveille le sentiment du politique. L’Antonioni de la Chine n’est pas différent de celui du Désert rouge, de Zabriskie Point ou de Profession : reporter. L’homme est l’unique objet du regard, et le temps et l’espace tirent leur forme de la présence humaine. Il serait absurde de croire que les conditions de tournage ont annulé la mise en scène : Antonioni crée l’espace et le temps à chaque plan. Il n’est pas jusqu’aux couleurs mêmes qui retrouvent la « force psychologique » qu’elles ont dans les films de fiction, comme si Antonioni, le peintre des Montagne incantate, créait le décor par la force évocatrice, par la forme de son regard.
Un conflit de mises en scène
La Chine – Chung Kuo avait reçu un premier accueil favorable de la part des dirigeants chinois, avant d’être victime des luttes de pouvoir entre la « Bande des Quatre », ultra-gauche dominée par Jiang Qing, la femme de Mao, et une section favorable à la poursuite de la libéralisation. Mais il n’est pas difficile de voir pourquoi le film a pu ainsi être instrumentalisé. Entre le documentaire d’Antonioni et la Chine de Mao, c’est un conflit d’images qui se joue : une opposition entre deux mises en scène. Le film ne cesse d’ailleurs de scruter les mises en scènes du régime, dans les écoles, les usines, ou les théâtres. Mais la caméra d’Antonioni découpe le réel, individualise par les innombrables gros plans, et va même jusqu’à mettre en morceau, au sens propre, par le gros plan sur des détails, les représentations d’ensemble que la Chine donne d’elle-même, comme lorsque la caméra découpe par le gros plan la fresque politique exposée dans le musée des Mausolées des Ming. Le découpage de l’image vient nécessairement effriter le sens que son organisation générale portait : celle d’un peuple soudé tendu dans une lutte commune et organisée. Il suffit de lire l’article écrit à propos du film dans Le Quotidien du peuple, en janvier 1974, pour prendre la mesure de ce conflit de mise en scène. Pour cela, précipitez-vous sur le remarquable DVD édité par Carlotta à l’occasion de la sortie du film en salle : les bonus et le livret d’accompagnement retracent avec précision le contexte de réalisation et de réception du film, et reviennent avec une grande subtilité sur les enjeux du film.