À 26 ans, Bellocchio réalise avec Les Poings dans les poches un premier film d’une intensité dramatique et d’une maîtrise formelle sidérantes. Un film qui se révèle à bien des égards programmatique de tout son œuvre à venir. Huis clos tragique sur lequel souffle déjà un air d’opéra, Les Poings dans les poches met en scène la folie morbide de Sandro, décidé à débarrasser son frère de la famille de tarés qui l’entoure. Filmant des écorchés vifs, Bellocchio lamine le monde dans lequel ils sont nés.
« Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées ;
Mon paletot soudain devenait idéal ;
J’allais sous le ciel, Muse, et j’étais ton féal ;
Oh ! là là ! que d’amours splendides j’ai rêvées ! »
Rimbaud a 16 ans quand il compose « Ma bohème », dont on a ici le premier quatrain : il fugue, adolescent révolté, fuyant le conformisme, la médiocrité, la « normalité ». À 26 ans, Marco Bellocchio met en scène un autre ado rebelle, Alessandro, dont la « crise », générationnelle, existentielle, sociale, politique, s’exprime – elle fait surface comme un symptôme – par une névrose morbide. La libération ne passe pas par l’évasion et la création : la muse de Sandro n’est autre que sa folie, son inspiration créatrice n’est qu’aspiration à la destruction. Et ses actes « poétiques » ? Le matricide, le fratricide, le sororicide… Les Poings dans les poches, ou le retour des Atrides ?
Mais quelle « faute ancestrale » paient donc Alessandro, Giulia, Augusto, Leone et leur mère ? Les Poings dans les poches est un huis clos dans un asile de tarés (la maison familiale) où les infirmités et les maladies prennent la couleur de vices héréditaires ou congénitaux. À la cécité (la mère), aux crises d’épilepsie (Alessandro, Leone) ou de catalepsie (Giulia), s’ajoutent les amours incestueuses, les rivalités malsaines, des comportements schizophrènes (Alessandro n’est-il pas appelé tantôt Sandro, tantôt Ale ?) : des pulsions d’amour et de mort qui prennent chez Alessandro une tournure exacerbée. La trame du film est simplissime : Sandro décide de libérer Augusto, le seul être « sain » de la famille, de tous ces poids qui l’empêchent d’épouser sa jolie et bourgeoise fiancée Lucia, de s’installer en ville, d’être en conformité avec sa classe, ses amis, ses aspirations. Là-dessus, Bellocchio compose une tragédie à la fois intimiste et grandiose, portée par un casting d’acteurs irréprochable : les états d’âmes sont poussés à fleur de peau, comme débordant des corps-mêmes.
L’extraordinaire acuité du regard de Bellocchio se révèle dès ce premier film, qui prend pour sujet, déjà, la folie. Bellocchio met magistralement en scène l’espace de la maison : ces portraits, ces portes vitrées à travers lesquelles on écoute, ces miroirs où chacun vient regarder son double sont autant d’images, de fausses transparences, qui projettent sur la maison tout entière le piège des consciences troubles qu’elle abrite. Le cadrage est dramatique : resserré sur les corps, déformés, morcelés, par l’angle de la prise de vue, exposés dans leurs déploiements exaltés ou leurs replis maladifs. Enfermé avec ces personnages à l’instabilité menaçante, le spectateur ne quitte la maison qu’avec eux, et pour de brèves « échappées » qui n’ont rien d’une libération (sans même parler de la voiture, qui n’est qu’une réduction – un enfermement plus étroit, plus périlleux – de la maison). La société italienne dans laquelle Augusto cherche à s’intégrer n’est qu’une autre forme d’enfermement : celle du conformisme et de l’hypocrisie. De ce point de vue, la sexualité est le lien secret qui relie l’espace « malade » de la maison et les lieux de la « normalité » : la relation incestueuse entre Giulia et Sandro n’est que le symptôme d’un malaise plus général, dissimulé sous couvert de normalité, de codes sociaux. Il y a quelque chose de malsain, de pourri ou de malade, dans la relation entre Lucia et Augusto, et la mise en scène de leur (non)-rapports sexuels est porteuse d’un regard critique extrêmement aigu. Dès lors, Giulia et Sandro, qui ont tendance à « doubler » Augusto dans ses déplacements hors de la maison (à l’accompagner, le suivre, reproduire ses faits et gestes) sont surtout les marqueurs d’un état de dysfonctionnement du système, les voyants lumineux qui signalent le malaise d’un organisme apparemment sain. Le monde extérieur, la société italienne, ne sont pas qu’un contrepoint ou une toile de fond : ils sont le terreau sur lequel germe la folie. Ce premier film révèle déjà l’extrême acuité du regard que Bellocchio porte sur la société, et sa capacité à en faire la critique à travers une étude clinique de ses protagonistes.
Ce n’est ni à la mère, première victime « pitoyable » de la folie filiale, ni à Augusto, le membre « sain », que va la sympathie de cinéaste et de ses spectateurs : ce sont deux figures d’aveugles volontaires – d’hypocrites – le second étant de manière évidente le complice tacite des meurtres perpétrés par son frère. Il y a chez Bellocchio – et ce premier film n’a rien d’une œuvre maladroite, d’un essai – des plans ou des scènes d’une puissance plastique et dramatique sidérante. Telle cette scène du feu de joie sur lequel Giulia et Sandro brûlent les affaires de la mère mise à mort. Sur le bûcher se consument les numéros de la revue Pro Famiglia (« Pour la famille »), titre ironique, symbolique, dont le fils et la fille font table rase sans autre état d’âme que celui d’une exaltation fiévreuse. Et voici qu’Augusto arrive, se baisse, en ramasse un, et propose de les conserver pour leur valeur marchande. Exit, la valeur sentimentale des Pro famiglia… Les acteurs quittent la scène, et voici qu’entre le dernier frère, Leone, l’exclu un peu autiste, l’idiot de la famille. Dans un noir et blanc contrasté remarquablement exploité, cadrée entre deux arbres noirs se détachant sur le jardin enneigé, la sombre figure du frère maudit récupère les objets calcinés de la mère, retournant les cendres avec un bâton de fer dont le bruit résonne dans le silence hivernal, marmonnant tout seul sur la belle musique d’Ennio Morricone.
Ce que la scène dessine subrepticement, c’est une sorte de polarité, de tension entre deux folies, entre deux formes de lucidité. Leone, introverti, silencieux, est manifestement déficient, mais il est tout aussi évidemment le seul « sage », condamné à porter sa croix (le mot est de lui) et à vivre dans cette famille. Mais si sa silhouette un peu difforme hante les image comme en biais, c’est Sandro – époustouflant Lou Castel – qui les remplit tout entière, et qui semble même en générer l’enchaînement, tant le montage de Silvano Agosti, souvent heurté, nous donne comme un accès direct à sa perception instable du monde. Par parenthèse, il faut revoir Le Jardin des délices, premier film de Silvano Agosti réalisé deux ans plus tard, pour voir porté à son comble cette utilisation du montage. Sa « sagesse » à lui, Sandro, c’est d’être « inadapté » au jeu social, par quoi il dénonce naturellement l’hypocrisie ambiante de la bourgeoisie. On songe, bien sûr, à Théorème, avec lequel le film de Bellocchio présente de nombreuses affinités. Mais la démesure qui l’habite explose en une « volonté de puissance » eugéniste, à la fois vitale et morbide, qui le pousse à vouloir couper tous les membres malsains pour laisser prospérer le membre supposé sain. Sa conscience tourmentée, sa sensibilité exacerbée, soufflent sur tout le film, qu’il transforme en un ballet funèbre des rejetons malades. L’individu, la société, la famille, rien n’échappe à ce souffle dévastateur. Pas même lui-même, ange exterminateur terrassé par la violence de son propre mal dans un finale sublime, où l’air de la Traviata, exaltant l’hybris démente du personnage, n’est pas sans évoquer certaines scènes d’Orange mécanique. À voir le fils ainsi « chu » par terre les bras en croix, on pense au Christ. Et l’on se demande où est le Père. Quelle est la mauvaise graine qui a donné ces fruits pourris ? Le père est l’absent notable de ce premier film, qui inaugure une réflexion critique sur une figure toujours défaillante dans le cinéma de Bellocchio : une figure qui, dans sa forme psychanalytique, religieuse (en 1972, Bellocchio réalise ce film au titre emblématique : Au nom du Père), politique (Mussolini, le Duce, le Père…), revient comme une hantise dans l’histoire de l’Italie, et dans les films du cinéaste.
Michele Placido ne s’y trompe pas, quand il cite un extrait des Poings dans les poches dans son dernier film, Le Rêve italien. Qu’est-ce que 1968, sujet du film de Placido, sinon le temps de la révolte contre les Pères ? Dommage que, ce faisant, Placido se tire une balle dans le pied, en incitant le spectateur à une comparaison qui lui est défavorable : Bellocchio avait su mettre en scène une révolte avant tout existentielle dans toute sa complexité, là où Placido projette sur les événements politiques de 1968 des schémas réducteurs, tout en se servant de ces événements comme de simples motivations narratives pour une histoire intime mélodramatique. La tension vers la tragédie opératique est voulue par l’histoire (par le récit autant que par le déroulement historique), elle est comme interne à son déploiement : c’est bien la conscience historique qui gouverne chez Bellocchio les choix dramatiques. La différence est essentielle : n’est pas un grand « metteur en scène » qui veut.