« Constituer une mémoire des sociétés humaines ». C’est ce à quoi tend la collection « L’Usage du monde », dirigée par Stéphane Breton, du musée du quai Branly. Ambitieux programme, et pari risqué mais réussi : réunir des films attachés à des endroits oubliés tant par l’homme que par le cinéma documentaire.
Les films dessinent un carrefour, de lieux évidemment mais avant tout d’approches, jamais dedans mais aux frontières de l’ethnographie, du souvenir de voyage, voire de la mythologie des sociétés lointaines. Il y a un siècle exactement, le monde aurait eu un autre usage ; une suite de conférences mondaines, avec belle société, thé et madeleines non pour se souvenir mais pour découvrir les coins les plus vibrants de notre étonnante planète. Et les animateurs auraient mené une visite exotique de ce qui était destiné à être reçu comme un vaste zoo.
Qu’on ne s’y trompe pas, le temps et la maturation du cinéma ne l’ont pas assagi. Les conférences existent toujours et les « documentaire » qui modèlent ces étranges mondes sauvages qui nous ceignent sont toujours majoritaires. Mais depuis il y a eu des révolutions, réelles, du réel et de son image, un enjeu qui dans sa première approche fleurit dans les années 1950, puis à travers le cinéma direct. Il s’agissait de montrer le réel, de le capter pur, de faire de la caméra non un cerveau mais un œil. Les évolutions, ramifications, sont nombreuses, jamais cette question du réel n’a été dépassée, bien que des étapes capitales en redistribuent régulièrement les cartes. L’une d’elles, que nous nous contenterons de frôler ici : le réel n’est plus forcément le visible, et vice versa, le montage n’est plus le danger ; c’est l’image elle-même. Ce n’est pas l’enjeu ici même s’il est entendu que l’enregistrement zéro n’existe pas tant que l’homme tient la caméra.
Second point important, et pour répondre à une veine actuellement fertile, aucun des cinq films réunis ici ne se frottent à la fiction. On pourra prendre grand plaisir à voir délaisser le besoin dévorant du documentaire actuel d’entourer son sujet d’un quelconque dispositif (fictionnel ou non), trop souvent par soucis d’originalité quand il devrait être un révélateur. Louons donc ces cinéastes, mais précisons également que leurs sujets sont si rares qu’aucun traitement n’impliquerait l’impression de déjà-vu.
Dans Les Hommes de la forêt 21 (2007), de Julien Samani, le réalisateur (seule vraie voix-off du DVD) suit des bûcherons dans une forêt gabonaise, puis chez eux. Lumière du nord (2008), de Sergei Loznitsa, montre quelques jours d’une famille au nord de la Russie. La Maison vide (2008), de Stéphane Breton, est une chronique rurale d’une communauté déglinguée en fin de parcours, et La Montée au ciel (2009), du même réalisateur, rend compte de quelques habitants d’un village népalais. Pour finir ce tour du monde, L’Argent du charbon (2008), de Wang Bing, suit à la trace le charbon chinois de son lieu d’extraction en Chine du Nord jusqu’à sa revente au détail.
Ce qui saute d’abord aux yeux c’est une impression d’absence de traitement. La caméra est là qui enregistre, mais pas de didactisme, peu de volonté de narration, il s’agit de révéler un peu de comment on vit là-bas, il n’y a pas de prétention à l’exhaustivité, peu de moral. Pourtant les réalisateur ne sont pas dissimulés, on leur parle parfois (et ceux-ci répondent), mais on semble s’y habituer comme à l’œil d’un animal devenu familier. C’est comme si vous y étiez, vous voyez des choses, vous comprenez ce qui se dit, pas forcément ce qui se trame, à chacun de se faire l’idée qu’il en veut.
Inévitablement, l’aspect choc des cultures entre en jeu. Les Népalais qui reprochent à leurs voisins de chier sur leurs plate-bandes (La Montée au ciel), les paysans destroy qui insultent leurs vaches en spanglish (La Maison vide), Samani attrapé caméra en main par les bûcherons pour échapper à un arbre qu’ils tronçonnent, ou ces paysages hallucinants de no man’s land poussiéreux où des files de camions s’empoussièrent à perte de vue (L’Argent du charbon). Tout cela fait partie du jeu et de la joie, mais ce n’est pas le plus fin ni le plus riche. Car là où des décennies de documentaire ont traqué les dialogues, discussions révélatrices, les laissant enfler pour en faire émerger les rapports sociaux, ici c’est plus l’homme face à son environnement qui crée une véritable force. En ce sens le film le plus étonnant serait La Montée au ciel par la beauté de ces habitants, seuls en forêt ou dans les pâturages, sous une pluie qui semble constante, et qui s’occupent des bêtes au plus près de la nature. Absence d’exotisme : l’un et l’autre cohabitent en s’ignorant. Les scènes qui montrent cet homme s’activant, surveillant, puis se couchant au sol n’importe où, en boule pour dormir un moment avant de repartir et de recommencer plus tard, sous un grand morceau de plastique pour s’abriter de la pluie, sont d’une grande beauté. Et il apparaît aussi que cela pourrait se produire dans des lieux moins éloignés, mais que cette attention n’y est simplement pas portée.
Ces cinq films sont tous à voir, même si certains sont moins aboutis que d’autres (Les Hommes de la forêt 21 hésite entre ses intentions, le Wang Bing est limité par son principe et La Maison vide est peut-être un peu trop décontextualisé), leur réunion révèle une belle interrogation sur le monde. Il est rare que plusieurs œuvres ainsi regroupées fassent autant sens séparément que dans leur ensemble.