La sortie de Jeunesse (Les Tourments), deuxième volet d’une trilogie consacrée aux ouvriers du textile de la région de Shanghai, est l’occasion de revenir sur le premier (et le plus grand) film de Wang Bing, sorti en 2002, qui dévoilait l’envers infernal de l’entrée de la Chine dans le capitalisme mondialisé.
À l’ouest des rails s’ouvre sur des visions post-apocalyptiques : dans l’immense district de Tiexi – qui donne son titre chinois au film – la neige et la poussière recouvrent les usines délabrées de Shenyang, ville industrielle du Nord-Est de la Chine. Wang Bing y a étudié avant d’y réaliser, seul et sans autorisation, ce premier documentaire fleuve entre 1999 et 2001, d’une durée de neuf heures segmentées en trois parties : « Rouille », « Vestiges » et « Rails ». La désolation qui a frappé le quartier est d’ordre sociopolitique : suite aux réformes libérales ayant fait basculer la Chine post-Mao dans l’économie de marché, le poumon industriel du pays s’est déporté dans les années 1980 et 1990 du Nord-Est vers le Centre, puis le Sud-Est (la région de Shanghai, documentée dans la trilogie Jeunesse), laissant sur le carreau la classe ouvrière de l’agglomération de Tiexi. D’emblée, le cinéma de Wang Bing offre un contrechamp au célèbre (et factice) « miracle chinois » – que filmera ensuite Jia Zhangke dans les années 2000 –, dont l’accomplissement impliqua le sacrifice d’un nombre incalculable de laissés-pour-compte. Avec ce premier film monumental, le cinéaste cristallise par la même occasion sa forme documentaire et annonce l’ensemble de son œuvre à venir. Dans une exposition au BAL dirigée par Dominique Païni et judicieusement intitulée L’œil qui marche, sa filmographie était envisagée sous l’angle de la filature, à partir notamment d’un long travelling d’accompagnement situé au début d’À l’ouest des rails. À cette notion, on pourrait ajouter également celle d’infiltration : la caméra du cinéaste suit ici chaque protagoniste pour mieux pénétrer, par des chemins dérobés, des lieux auxquels nous n’aurions pas accès sans l’intermédiaire d’un mouvement – le plus souvent, celui de la marche.
Politique de la ruine
« Rouille », la première et plus longue partie (quatre heures) d’À l’ouest des rails, permet d’emblée de circonscrire les contours de cette méthode. Le montage articule différents plans larges sur le complexe industriel et de longs travellings en caméra portée qui nous font découvrir ses recoins les plus secrets. Dans les couloirs et les vestibules des entrepôts désaffectés, une poignée d’individus, qui semblent livrés à eux-mêmes, continue de travailler. Wang Bing filme ce décor comme une sorte de purgatoire peuplé d’âmes errantes : le nombre de travailleurs a beau gonfler provisoirement lorsque des travaux sont lancés dans les bâtiments en ruine, les ouvriers sont systématiquement rappelés à leur solitude. Entrecoupées d’ellipses de plusieurs semaines, les scènes que filme Wang Bing baignent ainsi dans une troublante amertume, mais témoignent malgré tout d’un désir de vivre au sein de ce décor peu accueillant, entre les tas de ferrailles et la glace qui s’accumulent parfois jusqu’à envahir les usines où l’on a coupé le chauffage. Dans une scène de dîner-karaoké au restaurant, des ouvriers dressent le bilan de leur situation précaire, avant d’entamer un chant patriotique célébrant paradoxalement la libéralisation du pays : « Laissez moi dire au monde, que la Chine a son destin en main / Laissez moi dire à l’avenir, que la relève a commencé / […] Voici un conte de printemps : réforme, ouverture et grande prospérité / Le futur commence ici… » À la suite de ces paroles, un raccord foudroyant nous ramène à l’une des forges décrépies de Fenyang.
« Filme ça, il se promène tout nu ! », « Coupez, on la garde ! », « Montre cet endroit, il n’en restera bientôt plus rien » : non seulement l’ombre de Wang Bing apparaît régulièrement au long du film, mais le cinéaste garde aussi les prises qui rompent l’illusion d’une immersion documentaire et rappellent la présence de la caméra. Peu loquace mais jamais vraiment en retrait, Wang Bing s’affirme dès ses débuts comme un documentariste attaché à la « matérialité » du tournage, qu’il faut entendre de trois manières. D’abord, par les conditions matérielles d’existence des ouvriers (salaire, retraite, logement, conditions de travail), qui constituent le fil rouge du film. Ensuite, par les éléments avec lesquels luttent les travailleurs au quotidien (gouttes d’eau, flocons de neige, volutes de fumée, pluies de poussière, dépôts de crasse et vapeurs diverses). Enfin, la texture même de l’image, qui affiche un grain restituant l’organicité dans laquelle baignent les plans. Enregistré à l’aide d’une petite caméra DV de la fin des années 1990, À l’ouest des rails puise dans les imperfections du numérique sa singulière plasticité : dans cet enfer industriel, des halos lumineux et un flou de mouvement voilent des situations dont on peine à saisir les enjeux. Photographe de formation, le cinéaste fait aussi montre de son sens du cadrage, avec des clairs obscurs, des contre-jours et des plans surexposés en miroir des situations contrastées qu’il dépeint, ballottées entre la noirceur des usines et la blancheur éclatante des extérieurs enneigés.
L’empreinte de l’existence
La suite du film creuse l’une des caractéristiques clefs de l’esthétique de Wang Bing, à savoir son aptitude à tirer les fils d’une réalité tentaculaire qui se déplie peu à peu face à lui. Ainsi d’un segment où, durant l’été, un important groupe d’ouvriers est envoyé dans un hôpital afin d’être traité contre la contamination du plomb. Le centre de soins, qui ressemble à bien des égards à une prison ou un asile psychiatrique (dix ans avant celui d’À la folie), accueille alors une série d’événements invraisemblables à la dimension tantôt triviale, tantôt tragique. Pris par l’ennui, les travailleurs se retrouvent par exemple à regarder ensemble un film porno sur une petite télévision, avant de discuter quelques minutes plus tard du destin funeste de l’ouvrier qui vient d’être retrouvé mort après s’être noyé, saoul, dans un étang voisin. Consacré à l’allée Arc-en-ciel, un quartier résidentiel de Shenyang délabré dont le nom se révèle particulièrement ironique, le deuxième segment du film, intitulé « Vestiges », prolonge cette approche qui consiste à se laisser guider par les fluctuations du réel. Des scènes de vie y documentent le quotidien d’adolescents à un rythme soutenu, obéissant à une logique d’enchâssement : la caméra de Wang Bing peut accompagner chez lui un jeune homme rencontré dans une supérette, découvrir sa maison, puis emboîter le pas à l’un de ses voisins, qui à son tour nous emporte dans un autre lieu, et ainsi de suite. Le cinéaste entrecroise de cette façon plusieurs trajectoires, quitte à abandonner parfois certains personnages qui semblaient initialement se démarquer. C’est le cas de Bobo, un jeune de dix-sept ans dont Wang Bing suit les allées et venues, écoute les émouvantes histoires de cœur qu’il raconte à ses amis, et laisse comme provisoirement le contrôle du film entre ses mains, avant qu’il ne disparaisse.
A priori plus légère au regard de la jeunesse qui s’y exprime et des festivités successives auxquelles on assiste (la fête des lanternes, le nouvel an lunaire, etc.), cette deuxième partie met en lumière les conséquences catastrophiques de la fermeture successive des usines aperçues précédemment. Dans l’allée Arc-en-ciel, de nombreuses familles ne savent plus quoi faire à part glaner des restes de ferrailles ou jouer à la loterie dans l’attente de la destruction du quartier, prévue pour dans deux ans. C’est l’objet de la séquence sur laquelle s’ouvre « Vestiges » : une loterie nationale organisée sur la place du coin, dont le gagnant du jour confesse au représentant du gouvernement, venu remettre les prix, qu’il est sans emploi depuis des années et qu’il n’a pu participer au jeu qu’à condition de s’endetter. Au vu de sa position centrale dans le montage et de son caractère éminemment absurde (« C’est le début de la fortune ! » peut-on entendre dans la foule amassée sur la place), cette séquence pointe explicitement les méfaits d’un régime ayant abandonné à son sort une partie de la population (la classe ouvrière et paysanne) qui jadis en constituait le cœur idéologique. À la fin de ce segment où l’allégresse de la jeunesse peine à masquer le désespoir de la population locale, une prière collective et nocturne sera adressée aux ancêtres avant de quitter le quartier condamné. On pense ici aux plus belles scènes de Ta’ang, tournées la nuit près de feux de camp entourés par des personnes vouées, elles-aussi, à l’exil et à la migration. Il s’agit à chaque fois, pour le cinéaste, de « filmer l’empreinte de l’existence » : celle de silhouettes destinées à ne laisser, derrière elles, que les traces vagues de leur passage.

Un grand voyage vers la nuit
Si le cinéma de Wang Bing filme autant de personnages déracinés ou sur le point de l’être, c’est qu’il est lui-même toujours en mouvement – sa caméra est, comme évoqué au début de ce texte, un œil errant. Au cours de la troisième et dernière partie, « Rails », Wang Bing accompagne les cheminots qui travaillent jour et nuit le long des vingt kilomètres de chemins de fer de la zone industrielle. C’est comme si le film, au fur et à mesure de son avancée, resserrait l’angle choisi pour documenter Tiexi. Après une première partie au montage polyphonique, partagée entre plusieurs usines, puis une seconde se concentrant sur la vie d’un quartier, le cinéaste suit à présent une poignée d’individus, dont se distinguent en particulier Lao Du et son fils Du Yang, qui vivent de la revente de matériaux récupérés près des usines. « Personne ne survivrait ici » confie Lao Du à Wang Bing, lors d’une conversation où il raconte séjourner dans un entrepôt depuis vingt ans avec son fils et son chien, sans être ni cheminot ni employé des usines. Les travellings le long de voies ferrées, les conversations nocturnes et les plans sibyllins où des silhouettes émergent des nuages de fumée confèrent ici au film les atours d’un grand train fantôme, à bord duquel Lao Du et son fils apparaissent comme deux ombres qui hantent la zone.
À l’ouest des rails, il n’y a plus que des spectres en devenir : un soir de collecte de charbon, Lao Du disparaît dans la nuit noire, arrêté par la police. Le lendemain, dans une scène aux côtés de son fils esseulé, Wang Bing filme celui-ci en train de regarder de vieilles photos de famille. Un événement prend alors place sous nos yeux, que la caméra du cinéaste saisit avec une précision extraordinaire : Du Yang parcourt les clichés de la jeunesse de son père, vêtu d’un costume militaire, puis la sonnerie de l’horloge électronique dans la pièce se déclenche – il est onze heures pile. Mu par son instinct du (dé)cadrage, Wang Bing panote vers le cadran, d’où émanent quelques notes à la tonalité mélancolique, avant de revenir près du visage du jeune homme, sur lequel coulent désormais des larmes. Après huit heures de film, pour la toute première fois, l’immense tristesse qui poursuit les habitants de Tiexi jaillit à l’écran, sur le visage d’un fils désemparé, regardant les images d’une époque révolue. « La vie est dure mon fils. Un jour, je te raconterai la mienne » lui dira un peu plus tard Lao Du, tout juste sorti de prison. L’horloge électronique sonnera alors encore une fois dans la pièce, avant qu’un raccord sur des feux d’artifice ne conclut brutalement la scène : la Chine vient d’entrer dans un nouveau millénaire.