De très beaux films sont repartis sans aucun prix. C’est cruel, parfois discutable, mais c’est surtout un indicateur probant de la qualité de la sélection internationale. Contrairement à l’an passé, les longs-métrages présentaient une plus grande tenue dans leur durée. Aussi on note davantage d’homogénéité quant à la qualité des regards et des écritures cinématographiques. Si les espaces et les territoires ont fait l’objet d’un questionnement souvent stimulant ; les visages, les corps et l’émergence de la parole étaient bien le centre de gravité de la programmation. Individuellement ou collectivement, ces êtres se trouvent bien souvent en situation de lutte pour se maintenir, tant bien que mal et au prix de contorsions douloureuses, dans leur dignité et leur condition d’Homme.
Côté chinois, on attendait bien entendu Wang Bing qui faisait figure de tête d’affiche dans cette compétition internationale. Ce sont finalement Weikai Huang avec Xianshi Shi Guoqu de Weilai (Disorder, Chine, mention spéciale du jury des jeunes) et l’Américain J.P. Sniadecki avec Chaiqian (Demolition, États-Unis, Prix Joris Ivens) qui ont eu les honneurs des jurys. Ces trois films très dissemblables dressent un tableau stupéfiant d’une Chine en voie de recomposition, duquel émerge une très grande violence, aussi bien d’un système politique autoritaire que d’un système économique nommé le capitalisme.
Avec Demolition, qui a pour cadre un chantier de démolition dans la ville de Chengdu, J.P. Sniadecki n’est pas sans marcher sur les traces du réalisateur d’À l’ouest des rails, ou de Jia Zhang-ke qui situe son dernier film, 24 City, dans cette même ville. On suit donc le travail précaire et dangereux d’ouvriers, sans doute des travailleurs migrants, dans cet espace dont on ne sortira guère. Le réalisateur saisit des compositions visuelles troublantes, silhouettes dérisoires dans une jungle de gravas et de morceaux de ferrailles où s’agitent des machines, grues ou pelleteuses, zoomorphes. On retrouve ici cette poétique de la ruine, mais le film ne réside pas seulement en cela. Un rapport filmeur-filmé s’instaure peu à peu, il s’agit de donner corps et paroles à ces figures oubliés de la Chine nouvelle, sacrée ironie : le prolétariat. Alors que les ouvriers profitent d’une soirée pour partir en goguette dans les rues de la ville, ils demandent à J.P. Sniadecki de les photographier sous les auspices d’une immense statue du « président Mao ». Ils sont alors apostrophés par une policière pour le moins rigide. Après qu’ils se soient expliqués, la jeune femme leur adresse, comme un délit de faciès, un cinglant : « je sais que vous êtes ouvriers. » Circulez. Le dernier plan n’est peuplé que d’une simple ombre. Avant cela, comme une manifestation particulièrement émouvante de reconnaissance et de gratitude, les ouvriers prennent le filmeur et sa caméra en photo.
Disorder est un objet pour le moins original. Entièrement basé sur le montage et le travail d’uniformisation en un noir et blanc granuleux et charbonneux, il s’agit d’un kaléidoscope d’images filmées par des amateurs. Un collage de faits divers insolites (des pattes d’ours retrouvées dans le congélateur d’un magasin) ou tragiques (un égaré déambulant sur un pont parmi l’intense circulation), anodins (un cafard flotte dans une soupe) ou violents (une personne renversée) saisis sur le vif. Le montage basé sur l’alternance installe variations et répétitions qui peu à peu fait sens, ou plutôt un sens que nous lui accordons. La ville de Canton est ici une sorte de cour des miracles gagnée par un chaos invraisemblable et une tension extrême : les conflits entre intérêts publics et privés, une société gangrenée par la corruption et guetté par la précarité. Le final est assez inouï, des badauds prennent le parti de personnes arrêtées par la police dans un geste de défiance spontané et de désobéissance. Disorder devient alors assez explicitement un film dissident que l’on n’avait pas forcément vu venir.
Wang Bing est donc reparti bredouille, il est vrai que son cinéma n’est sans doute pas de ceux que l’on formate en 52 minutes. Cela ne doit rien retirer à la valeur de L’Argent du charbon, dans lequel on suit comment, des lourds amas de pierres noires aux billets que l’on range dans sa poche, s’opère la transformation du charbon en argent. Sur le siège du passager, dans la cabine d’un camion, la caméra de Wang Bing enregistre par ses tressautements les cahots de la route, filme la poussière qui tourbillonne. Ou bien le vent, qui plaque les vêtements sur la peau des ouvriers et les empêche d’allumer leurs cigarettes. Ou encore, les halos de lumière sur une route nocturne. C’est par la voie des sensations que le cinéaste nous donne accès au lieu et à la situation de L’Argent du charbon : le traitement, le transport et le commerce du charbon. Toujours à hauteur des hommes qu’il observe, Wang Bing filme au présent, sans distance.
À l’ouest des rails (2004), dans son format de film fleuve, par la multiplication des personnes et des lieux montrés, constituait une mosaïque de situations, tissait patiemment un réseau qui finissait par reconstruire pour le spectateur toute la complexité d’un monde, de la ville industrielle de Shenyang, de ses travailleurs et de ses habitants. Le projet est ici circonscrit à une question unique : comment, au terme de cette circulation, de main en main, d’un matériau qui impose visuellement toute sa matérialité, sa noirceur, sa poussière, aboutit-on finalement à cet élément purement conventionnel qu’est l’argent ? La pureté du matériau est âprement discutée, l’intimidation se mêle à la négociation, les intermédiaires s’insèrent dans le débat et participent de la dispute. Mais, plus que les qualités intrinsèques du produit, ce sont les heures de palabres qui font fluctuer de façon inattendue et arbitraire le cours du matériau. Par l’exemple du commerce du charbon, Wang Bing filme dans sa totalité une négociation, c’est-à-dire les rapports de force humains qui entrent en jeu dans toute forme de commerce. On sent que la détermination de l’acheteur, le découragement du vendeur, les différents témoins qui font pencher d’un côté ou de l’autre la balance, sont autant d’éléments à prendre en compte dans cette formule chimique improbable qui permet de transformer le charbon en argent. Si l’horizon du film est bien d’atteindre cette transformation finale d’un bien en monnaie, le chemin compte peut-être davantage : la sueur des ouvriers qui cassent la pierre, les longs trajets sur les routes semées de policiers, les longues discussions où tous les revirements sont possibles. Au-delà de l’exemple singulier choisi par Wang Bing, c’est tout le système du commerce entre les hommes qui semble procéder d’une profonde désillusion. L’échange conclu au terme de ce très long trajet est, en tous points, absolument dérisoire.