« C’est quoi, un anachronisme ? » demande au début de La Cible Sammy Michaels, un jeune réalisateur joué par Peter Bogdanovich lui-même. Face à lui, Byron Orlok (Boris Karloff, interprète historique de la créature de Frankenstein), vieil acteur las d’enchaîner les séries B d’horreur gothique qui n’intéressent plus grand monde, souhaite prendre sa retraite. Alors que la discussion progresse, Orlok apparaît subitement pris dans le viseur d’une arme à feu. Dans une armurerie située sur le trottoir d’en face, Bobby Thompson (Tim O’Kelly) essaie son nouveau fusil. Ce raccord glaçant augure le programme du film, qui entrelace deux lignes parallèles vouées à se rencontrer : d’une part, une comédie nostalgique entre Sammy et Orlok, et de l’autre, le récit de ce jeune homme sans histoires qui, du jour au lendemain, prend les armes, assassine les membres de sa famille et se poste en haut d’un silo pour tirer arbitrairement sur les passants.
Deux faces
S’inspirant des figures de tueurs de masse qui ont émaillé les années 1960, Bogdanovich détaille précisément, sans jamais totalement l’élucider, le comportement paradoxal de Bobby, à la fois produit d’un mode de vie traditionnel (entre la maison de banlieue archétypale, les parties de chasses entre père et fils et le bénédicité avant chaque repas) et auteur d’actes aussi monstrueux qu’inexplicables. Il ne s’agit cependant pas de distinguer schématiquement la « façade » du personnage de ses inclinations meurtrières. Dès l’apparition de Bobby, le ver est dans le fruit : le coffre de sa Mustang blanche et immaculée dissimule en réalité une myriade d’armes à feu. Quelques scènes plus tard, Bogdanovich prend soin de ne pas couper lorsque le personnage navigue entre le salon, où il regarde la télévision en famille, et sa chambre, qui apparaît comme le lieu dans lequel ses troubles arrière-pensées prennent le dessus. Le même mouvement d’aller-retour accompagne le personnage lorsqu’il dissimule par la suite les cadavres de ses premières victimes : reliés par un couloir sombre, la violence et ce mode de vie anodin forment ainsi les deux faces d’une même pièce.
Dans le salon, la télévision retransmet des télécrochets désuets, de même que la radio de la voiture de Bobby, qui constitue le seul accompagnement musical du film, ne diffuse que des tubes surannés. Le jeune homme, vétéran de la guerre du Vietnam (on l’aperçoit en uniforme sur une photographie), se détache peu à peu d’une réalité qu’il ne reconnaît plus. Lorsqu’il rentre chez lui au début du récit, plusieurs plans accentuent le décalage entre Bobby, qui déambule comme un étranger dans son intérieur vieillot, et l’agitation de sa famille, maintenue hors champ. Faute d’interlocuteurs à qui se confier (la solitude de Bobby, dont l’épouse ne prend pas au sérieux les avertissements discrets, préfigure celle du héros de Taxi Driver), la dernière lueur d’espoir disparaît – un fondu au noir quand il termine la cigarette qui éclairait sa chambre – et la violence refoulée de resurgir pour accoucher d’un massacre. L’idée la plus terrifiante du film tient dans le contraste entre l’atrocité des actes et le comportement de Bobby : maladroit (il fait tomber ses armes du perchoir depuis lequel il abat des automobilistes) et soigneux (il dissimule sous des serviettes toutes les traces de sang), il semble s’atteler à une froide besogne. Toujours enfermé dans le cocon familial (il appelle son père « Sir »), Bobby apparaît surtout comme un enfant traumatisé, qui rejoue la brutalité dont il a été le témoin sans en mesurer les implications.
Derrière l’écran
Si elles ne dialoguaient jusqu’ici que par échos discrets (par exemple, lorsque Orlok regarde la télévision en même temps que les Thompson), les deux intrigues de La Cible s’entrechoquent enfin dans le dénouement. Alors que l’acteur doit faire son ultime apparition publique à la fin d’une projection dans un drive-in, Bobby, poursuivi par la police, se dissimule derrière l’écran pour prolonger la tuerie. Fiction et réalité se brouillent : le personnage joué par Orlok dans le film semble parler à la place de Bobby (« Le meurtre d’un jeune homme s’ajoute au fardeau de ma conscience »), puis c’est l’acteur qui s’avance vers lui pour le désarmer. Incapable de différencier Orlok du personnage menaçant que ce dernier incarne sur l’écran géant, Bobby lâche son pistolet et se recroqueville, de nouveau semblable à un bambin anxieux (« J’ai à peine manqué quelques tirs, n’est-ce pas ? », adresse-t-il ensuite aux policiers, comme pour chercher l’approbation d’une figure d’autorité).
À travers le face-à-face des deux personnages, La Cible explore, à l’orée des années 1970, la transition entre une épouvante de carton-pâte et une horreur froide, ancrée dans la réalité sociale et politique de l’époque. Bogdanovich ne manque pas d’ailleurs d’expliciter son propos lors d’une scène où, lisant dans le journal des faits-divers sordides, Orlok déclare que « les monstres de pacotille n’effraient plus personne ». Transpercé par une violence nouvelle, l’imaginaire des années 1960 semble prendre fin – le Nouvel Hollywood, qui prendra à bras-le-corps la question de la violence, pose seulement ses premières pierres. Le fondu enchaîné qui précède le dernier plan figure même les funérailles du cinéma, faisant apparaître le drive-in désert à travers un panoramique montant jusqu’au ciel étoilé. Durant cette séquence finale, l’intervention d’Orlok pour stopper Bobby fait office de dernier baroud d’honneur plutôt que de victoire du cinéma sur le réel – en substance, la créature de Frankenstein connaît son ultime triomphe face à l’alter ego de Charles Whitman. Mais la voiture du tueur est bien la seule qui reste garée dans le drive-in ; quadrillé par des poteaux clairs dressés comme des pierres tombales, le cinéma en plein air ressemble alors à un cimetière.