Ces dernières semaines, Carlotta Films aura remis Peter Bogdanovich au goût du jour. En plus de la publication du Cinéma comme élégie (sur la base d’entretiens menés par Jean-Baptiste Thoret où le cinéaste revient avec une certaine roublardise sur l’âge d’or hollywoodien qui l’a fortement influencé) et de la réédition de The Killing of the Unicorn (livre-hommage dédié à l’actrice Dorothy Stratten, ex-compagne de Bogdanovich, actrice dans Et tout le monde riait, sauvagement assassinée par son ex-mari en 1980 et à qui Bob Fosse consacrera son brillant Star 80 en 1983), ce sont deux longs-métrages qui bénéficient d’une édition DVD director’s cut prestigieuse : La Dernière Séance (1971), film qui allait marquer l’avènement éphémère du réalisateur au sein de l’industrie hollywoodienne, et Jack le magnifique (1979), virage esthétique au sein d’une carrière en dents de scie. Souvent taxé de conservatisme par le Nouvel Hollywood qui voyait dans ses choix de projets la nostalgie d’un mode de production révolu, Peter Bogdanovich semble ici s’affranchir de tout ce qui pouvait sur-caractériser son cinéma : allégé des références passées que le cinéaste ne cessait de convoquer dans ses précédentes œuvres, le dispositif s’aventure ici sur le terrain du documentaire (un portrait de Singapour dans les années 1970), ce qui enrichit le propos d’une résonance géopolitique plus évidente qu’à l’accoutumée (la tenue d’une maison close mise à disposition des soldats américains pour leur permettre de décompresser). À l’heure où le cinéma outre-Atlantique s’est emparé du traumatisme laissé par les guerres menées en Asie, le réalisateur de La Barbe à papa dira qu’il aura lui aussi fait son film sur le Vietnam. Mais l’approche est ici singulière : elle se fait par le prisme d’un Américain (superbement interprété par un Ben Gazzara tout droit sorti de Meurtre d’un bookmaker chinois) largué en terre étrangère pour s’occuper d’un bordel tout en devant composer avec la mafia locale.
Univers poisseux
Si Jack est un être pétri de contradictions, la cohérence dont il témoigne dans son rapport à l’altérité prouve la pureté de ses intentions. Que le titre original soit Saint Jack, intéressant paradoxe compte tenu de l’activité professionnelle du héros, n’est pas anodin : Bogdanovich le filme tel un déraciné évoluant dans un univers nébuleux et hostile. Ici, il fait de Singapour un territoire indéchiffrable sur lequel la culture occidentale de Jack vient constamment buter. Lointain cousin d’Un Américain bien tranquille (adapté avec brio par Joseph L. Mankiewicz en 1958) dont l’action se situait à Saïgon, Jack déambule dans ce territoire souillé par des relents post-colonialistes. La cité-état est réduite à n’être qu’un terrain de jeu pour les Américains venus soutenir la politique d’ingérence de leur pays en territoire étranger. La belle photographie légèrement nébuleuse de Robby Müller donne à l’ambiance un caractère poisseux qui ne cesse de contaminer les personnages, jusque dans leurs actes. Ce décalage entre l’exigence de pureté de Jack (qui, dans le fond, ne cherche qu’à entretenir des rapports apaisés avec ceux et celles qui travaillent sous sa direction) et la petitesse des enjeux auxquels son activité le condamne se retrouve parfaitement dans une scène où il est chargé de piéger un homme avec un prostitué masculin. Le jeu de regards qui s’opère à ce moment-là (entre le prostitué complice, Jack qui photographie l’acte et leur victime) autour d’une porte entrouverte de chambre d’hôtel en dit plus sur le malaise existentiel qui traverse alors le protagoniste que toutes les autres scènes attendues dans leur violence démonstrative (le plus souvent réduites au hors-champ ou à un contrechamp qui ne vient jamais). En prenant le contre-pied du programme auquel le prédestinait un tel sujet, Peter Bogdanovich a surtout cherché à faire éclore la solitude et la mélancolie de Jack, ce qui fait de son film peut-être le plus beau et abouti de sa carrière.