Un grand hôtel de San Francisco. Un congrès de musicologie. Quatre valises identiques. Des bijoux. Des documents secrets. Une bourse d’études. Un agent secret. Un voleur. Un chercheur coincé. Sa fiancée autoritaire. Un riche mécène. Un concurrent servile. Une pétillante Miss Catastrophe en guise de détonateur. Peter Bogdanovich ravive le feu d’artifice de la screwball comedy et anime les rues de Sans Francisco d’une folle course-poursuite.
Tout commence suite à l’arrivée dans un même lieu (un grand hôtel de San Francisco) de quatre valises identiques. Quatre valises réunies à l’occasion d’un congrès de musicologie et dont le contenu n’a pas la même valeur pour tout le monde. Ils sont six à les convoiter, se les disputer, ou les trimballer le plus naturellement du monde. Deux d’entre eux – un agent fédéral et un voleur – cherchent à s’accaparer les valises – l’une contenant des documents classés « top secret » et l’autre une somme indécente de bijoux – que deux autres détiennent – un espion et une riche excentrique. Seulement, le voleur (un mafieux à la petite semaine) est aussi maladroit que l’agent fédéral (un gros type suintant) manque de discrétion. Le cinquième (Ryan O’Neal), musicologue nigaud accompagné d’une fiancée-matrone, venu au congrès dans l’espoir de décrocher la bourse d’études Larrabee, souhaiterait simplement conserver sa propre valise, remplie des roches volcaniques dont il étudie la résonance et qui n’a de valeur qu’à ses yeux (son contenu doit convaincre le mécène Larrabee de l’importance de son étude). La dernière (Barbara Streisand), débarquée au congrès comme une fleur, trimballe une valise sans autre valeur que celle des quelques effets personnels qu’elle renferme.
À ce virevoltant transfert d’objets s’ajoute un transfert humain. La propriétaire de la dernière valise, jeune et pétulante étudiante renvoyée de toutes les facultés pour son don à semer la pagaille, décide de détrôner, au sens propre, la fiancée du musicologue : elle prend sa place, envers et contre ses protestations. Et finit par s’imposer. Cet infernal jeu de chaises tournantes donne, en plus du tournis, une mesure de la complexe équation mathématique que résout, sous nos yeux, What’s Up, Doc ?. La comédie américaine traditionnelle est le lieu de ces échafaudages, savamment montés pour s’écrouler dans un ordonnancement jouissif. Elle se nourrit d’une suite d’opérations logiques, dont la succession fait penser aux étapes d’une réaction chimique (explosive). La valise n’a d’autre sens que celui, vide, du McGuffin : elle sert à mêler désirs et propriétés des personnages et, ce faisant, à les jeter dans l’hystérie de l’action. Le plaisir de la comédie fricote avec celui des mathématiques : voir se dérouler, ligne après ligne, les termes d’une équation qui doit nous conduire d’un état A (instable) à un état B (stable). Découvrir comment ce spectacle auquel nous assistons était contenu tout entier dans son énoncé. Il nous est par conséquent permis de ne pas revenir ici sur l’énorme avalanche de gags qui en découle. Qui de mieux que Peter Bogdanovich, cinéaste et essayiste, mais surtout cinéphile chevronné, réputé pour ses entretiens au long cours avec les maîtres du cinéma classique hollywoodien (Howard Hawks et Allan Dwan, par exemple), pour s’adonner à un tel exercice ? Bogdanovich a récemment interprété, dans la série de David Chase Les Soprano, le psychanalyste du Dr. Melfi, psy elle-même du mafieux Tony Soprano. Psy d’un psy, psy au carré, n’est-ce pas là la situation littérale du cinéaste cinéphile ?
Revoir aujourd’hui What’s Up, Doc ?, c’est faire un double saut dans le temps (et dans l’histoire du cinéma). On saute une première fois dans les années 1970, décennie au cours de laquelle les grands genres hollywoodiens n’en finissent plus d’agoniser. Période de libéralisation des représentations (le code Hays s’écroule). Période de fictions désenchantées dites « politiques » (voire Pakula). Période où l’on qualifie le western, l’un des derniers grands genres de l’âge d’or des studios, de « crépusculaire ». Période où la relecture, la réflexivité et la nostalgie vont bon train. Étonnamment, What’s Up, Doc ? échappe à tout cela et ressemble assez peu à son époque (les tons marronnâtres). Sa palette, tantôt saturée, tantôt pastel, chamarrée, renvoie plutôt aux années 1950 sans qu’on ne puisse pour autant l’accuser de réflexivité. Elle renvoie à cette « classe américaine », période de prospérité et d’insouciance assez éloignée de la gueule de bois seventies.
Puis, un second saut nous conduit au cœur d’une décennie qui irait, disons, de 1935 à 1945, âge béni de la comédie hollywoodienne et de l’un de ses sous-genres auquel Bogdanovich rend ici hommage : la screwball comedy, dite « comédie loufoque » dans nos contrées. Elle se caractérise par le dérèglement, bien au-delà du vraisemblable, d’un univers confit dans ses codes et habitudes, conduisant son couple de personnages principaux à des comportements proches de la folie. Tout, dans la screwball, menace de virer au cinglé. En général, les screwball sont longues, tant le délire y tient une place de choix : quand tout s’emballe, on ne raconte plus, on digresse interminablement, on s’envole. Son canevas est le suivant : un personnage (masculin) pris dans la toile de la bonne société, en attente d’une promotion ou d’un adoubement, bref, en passe de conformité, voit son attente mise en danger et ses plans perturbés par l’irruption d’un être de l’autre sexe, profondément farfelu et dont la profonde désorganisation (vie et spontanéité) enclenche toute une série de catastrophes. Catastrophes qui retardent la promotion du premier mais le conduisent sur les voies de l’amour. Ryan O’Neal, dans ce rôle, évoque le Cary Grant de Chérie, je me sens rajeunir, scientifique niais, tenu à distance de l’amour, du sexe, de son corps, par son « espoir social ». Barbara Streisand, quant à elle, évoque la Miss Catastrophe jouée par Katharine Hepburn dans L’Impossible Monsieur Bébé. Deux films d’Howard Hawks, maître de Bogdanovich et figure tutélaire qui règne en ces lieux.
À quoi ressemble un film de cinéphile ? What’s Up, Doc ? ne paraît pas tant construit sur la volonté de témoigner d’une expérience réelle que sur des souvenirs de cinéma. Du coup, Bogdanovich, plutôt que de décrire son époque (le film à ce point de vue n’est pas très performant) lutte plutôt contre le tout-venant de ses représentations, contre le virage qu’elles prennent. Il affirme la pérennité du découpage classique contre le maniérisme en germe qui fleurit alors un peu partout (de Peckinpah à De Palma). Au moment où il sort, What’s Up, Doc ? est déjà anachronique, tant il procède d’un déni d’évoluer avec son temps. Bogdanovich endosse la défroque du passeur, du continuateur. Pas cinéphile pour rien. Un conservateur, dans les deux sens du terme, alors que les cinéastes « liberal » font trembler Hollywood. Un inactuel. Or, si se fondre dans une tradition classique, c’est déjà militer, on voit bien à quel point, dès 1971, la problématique du cinéma commence à se déplacer sur le terrain de l’image. Choisir quelle image on montre, choisir de continuer ou de rompre l’histoire des images, suffit désormais à prendre parti.
Seulement, les schémas des années 1930 – 1940 ne suffisent plus à rendre compte de la société si mobile, si rapide des années 1970. On a ainsi pu trouver bien anodine cette petite critique du monde compassé des conventions corporatistes, de ce larbinisme généralisé envers les puissants (le riche héritier Larrabee, généreux mécène), alors que par ailleurs sonnait le clairon d’une révolution sociale et sexuelle. Mais ce que nous dit Bogdanovich, à travers cette position en apparence recluse, c’est la localisation, l’éphémère de ce qui se jouait alors aux États-Unis. Alors que se déclaraient des foyers d’agitation très épars, les mêmes schémas sociaux se maintenaient partout ailleurs, dans ce que l’on appelle l’ « Amérique profonde ». Les hiérarchies sociales, la servitude volontaire, le conformisme et l’aseptisation généralisés étaient alors considérés par Bogdanovich comme le bois inépuisable et intemporel à jeter au foyer destructeur de la comédie. Rappelons que le musicologue et sa fiancée viennent de l’Iowa, petit État traditionnaliste qui n’a pas franchement frissonné au vent de la révolution. La comédie classique n’a jamais parlé d’autre chose (et ce depuis l’Antiquité) que de la conservation d’un patrimoine. On imagine mal un cinéphile comme Bogdanovich se montrer insensible à cette problématique du fond des âges. Il ne nous dit rien d’autre, finalement, que ceci : « n’abandonnez pas les images qui ont construit votre conscience citoyenne ». Pour lui, revenir à Hawks correspondrait à ce que nous appellerions en France « faire ses humanités ».