Durant le mois d’avril, la Cinémathèque Française a consacré une rétrospective (presque) intégrale à Peter Bogdanovich, disparu en janvier 2022. C’est l’occasion de revenir sur certains de ses films moins en vue, qui mettent en lumière la part élégiaque de son cinéma.
L’une des plus belles séquences de La Dernière Séance (1971), dans laquelle Sam « The Lion » emmène Sonny et son jeune frère pêcher, synthétise l’horizon des films de Peter Bogdanovich. Le regard lointain, Sam raconte une idylle vécue vingt ans plus tôt avec une jeune femme. La caméra s’avance lentement tandis que le soleil se lève, comme appelé par l’émotion du souvenir. « Vous n’avez pas idée à quel point cette région a changé » dit Sam aux adolescents, bien que l’on peine à croire que le lac désolé qui s’étend devant lui fut un jour une terre paradisiaque. Sam semble plutôt regarder vers un temps immémorial, celui de sa propre jeunesse désormais perdue. L’épiphanie ne dure d’ailleurs qu’un instant : la caméra recule bientôt pour refermer cette parenthèse. Par un fondu enchaîné, le lac laisse ensuite place à une piscine d’intérieur inoccupée, où plusieurs jeunes adultes batifolaient lors d’une scène précédente. Mais eux n’auront jamais le droit de connaître cette insouciance propre à l’adolescence ; dans la morosité du Texas des années 1950, ils ont même conscience que leurs années les plus précieuses sont en train de filer.
Le cinéma de Bogdanovich est de la sorte hanté par une nostalgie ontologique d’une innocence déjà perdue, ou brûlant ses derniers feux : il en va ainsi des débuts foisonnants du cinéma dans Nickelodeon (1976), lorsque émergent des superproductions de prestige, ou des libres badinages de l’aristocratie du XIXe siècle dans Daisy Miller (1974), qui se referme sur des funérailles. Si Bogdanovich alterne ces élans tragiques avec des pastiches plus festifs, se réfugiant dans les décors des screwball comedies (On s’fait la valise, docteur ?, 1972) ou des musicals (Enfin l’amour, 1975), une série de films, tournés à la fin des années 1970, fait cohabiter l’évocation allègre d’un âge d’or et la figuration de sa disparition. Ces trois titres – les premiers depuis La Cible (1968) à ne pas être des films d’époque – constituent peut-être ses chefs‑d’œuvre : Saint Jack (1979), portrait d’un proxénète américain à Singapour, Et tout le monde riait (1981), où des détectives privés new-yorkais se livrent à un chassé-croisé amoureux avec les femmes qu’ils sont chargés de surveiller, et Mask (1985), adapté de l’histoire vraie d’un adolescent atteint d’une maladie génétique déformant son visage.
« La fête est finie »
Se déployant sur plusieurs années, Saint Jack dépeint un lent déclin : Jack Flowers (Ben Gazzara), pourvoyeur de plaisirs faciles pour expatriés soûlards, voit se dissiper l’euphorie post-coloniale qui habite Singapour. En passe d’ouvrir sa propre maison close, Jack voit bientôt son commerce menacé par les triades locales, puis ruiné par la fin du déploiement au Vietnam des troupes américaines. Par sa manière de traverser la métropole comme un félin, Jack règne d’abord sur des espaces foisonnants et impose au film son tempo. Le rapport de force va progressivement s’inverser : il suffoque peu à peu à l’intérieur de plans qui, par l’entremise de plusieurs travellings avant, se font de plus en plus étroits, tandis que le décor semble se dissoudre et s’opacifier, notamment lors d’une longue séquence de filature confinant à l’abstraction. Jack apparaît comme déphasé, ce qu’illustre une scène durant laquelle il tente, sans succès, d’accorder sa montre à l’une des horloges d’un planisphère affichant différents fuseaux horaires. Le film saisit alors le glissement anachronique de Jack, que ce dernier commente lui-même : « La fête est finie. »
Saint Jack (1979)
Si l’humeur de Saint Jack décline progressivement, Et tout le monde riait et Mask entremêlent davantage épiphanies et sentiment mélancolique. Le premier intègre cette dualité à sa structure reposant sur deux romances aux dénouements opposés : d’un côté l’idylle naissante de Charles (John Ritter) et de Dolores (Dorothy Stratten), de l’autre l’amour déçu entre John (Ben Gazzara) et Angela (Audrey Hepburn). La romance du premier fait écho au rêve inaccessible du second ; sous les atours d’une comédie romantique new-yorkaise, Bogdanovich vise ainsi une légèreté de façade dissimulant un abîme mélancolique. Ben Gazzara sera l’incarnation de cette bicéphalité, en laissant paraître sous un sourire indéfectible des désillusions plus profondes.
Le film témoigne d’une grande finesse pour instiller cette tonalité douce-amère, à l’image de la scène où John aperçoit Angela pour la première fois. À la faveur d’un champ-contrechamp, les échelles de plans se resserrent, isolant l’un puis l’autre ; la caméra, jusqu’alors fixe, dessine deux mouvements contraires (un travelling vers la gauche sur John, puis un panoramique vers la droite suivant Angela), de façon à témoigner à la fois de l’émotion naissante et des trajectoires divergentes de deux personnages condamnés à se séparer. Se révèle ainsi l’envers inaccessible d’instants radieux, une dynamique que Mask prendra à rebours. Son programme, en principe chargé (entre la maladie de Rocky et les problèmes de drogue de sa mère), accouche d’un film pourtant dénué de pathos. Durant ses deux premiers tiers, Mask se prémunit même de tout élément perturbateur qui pourrait précipiter l’intrigue vers un drame trop uniforme. C’est bien la marque de son élégance : la différence de Rocky se présente rarement comme un enjeu, mais constitue davantage le catalyseur du mariage entre euphorie et désillusion qu’éprouve au fond n’importe quel adolescent (l’intégration sociale, les premières relations amoureuses, etc.).
Vers l’éternité
Mask n’occulte pourtant jamais son horizon funeste, soit la mort programmée de Rocky. Chaque scène de camaraderie entre l’adolescent et le groupe de motards qui forme autour de lui et sa mère Rusty (Cher) une famille étendue constitue une sorte de sursis inespéré. On y retrouve ce sentiment d’une insouciance souvent regrettée par les personnages de Bogdanovich ; le film, automnal mais lumineux, relève de la même élégie qui caractérisait le souvenir de Sam dans La Dernière séance. Et tout le monde riait s’ouvre et se referme sur des séquences similaires (la traversée du pont de Brooklyn, dans un sens puis dans l’autre), comme si le film entier, avec son titre au passé, tenait d’une parenthèse remémorée avec tendresse. Ne demeurent que quelques instants feutrés, des gestes discrets que le film détaille avec soin : les personnages s’entraperçoivent, s’échangent de loin des œillades secrètes ou se confient à demi-mot. Charles fait mine de lire les lignes de la main de Dolores pour lui déclarer son amour, tandis qu’une légère hésitation dans la voix de John, d’ordinaire si habile, laisse perler son chagrin lorsqu’il fait ses adieux à Angela.
Plus que jamais, Peter Bogdanovich touche ici du doigt les « tiny pieces of time », les minuscules bribes de temps que le cinéma, comme l’explique le producteur à la fin de Nickelodeon, peut offrir à ses spectateurs. Il s’agit de fragments parfois presque anodins, mais qui se révèlent inestimables, tels les flashbacks apparaissant à la fin de Et tout le monde riait et que John ressasse après le départ d’Angela. Mask contient aussi nombre de ces instants suspendus, de la séquence où mère et fils interprètent « Little Egypt » devant la troupe de motards rassemblée autour d’un feu de camp, à la cérémonie de remise des diplômes de Rocky qui voit l’un de ses compagnons, jusqu’ici muet, prononcer ses premiers mots. Dans ses films de la fin des années 1970, Bogdanovich délaisse ainsi le fatum tragique pour une forme de mélancolie solaire, parvenant à distiller une impression d’éternité même à partir des scènes les plus funestes : lorsque Rusty apprend la mort de son fils à la fin de Mask, elle épingle sur une carte de l’Europe toutes les destinations qu’il rêvait de visiter, en écho à une phrase prononcée à l’enterrement du doyen de la bande (« Il est partout, maintenant »). C’est ce que confie Angela à John lors d’une nuit passée ensemble, après que son regard s’est écarté un instant du visage de son amant : « Où étais-tu, à l’instant ? », demande-t-il. « Partout », répond-elle.