Une ancienne call-girl devenue comédienne à Broadway (Imogen Poots) raconte son ascension à une journaliste. Voilà posée là, dans cette structure a priori simple, quoique peuplée de quiproquos et de liens si nombreux qu’ils touchent à l’abstraction, peut-être, une possible définition de la comédie : faire circuler et avancer le jeu des apparences et des déplacements, qui sont autant des déplacements des sens que des déplacements des signes. Circulation, apparences, certes, mais dans Broadway Therapy tout ce mouvement semble paradoxalement rapporté à une fixation, c’est-à-dire, surtout, à une circulation du temps qui renverrait à une certaine idée du passé ‑d’où l’idée d’un film qui serait a priori contemporain mais qui renverrait à la fois à l’imaginaire du classicisme (la cartographie de New York comme tout à fait perméable aux flux sentimentaux) et à son cinéma (et notamment à la comédie sophistiquée, avec une citation de Cluny Brown de Lubitsch comme fil conducteur secret). Ce rapport au passé est à la fois la beauté, dans son dévouement à l’évidence magique de l’illusion comme seule constructrice de la fiction (le film s’ouvre d’ailleurs sur une profession de foi : « la vérité ne devrait jamais venir gâcher une bonne histoire ») et la limite du film, qui vacille souvent sur la corde raide entre intemporalité et poussière boulevardière. Il y a d’ailleurs toujours un problème avec cette façon de ressusciter un cinéma dans la conscience que ce cinéma est passé, puisqu’après tout un film est toujours intrinsèquement lié au temps présent de sa vision, et qu’en soi le cinéma s’oppose à l’idée d’histoire, alors même qu’il est l’art des fantômes.
Reste que ce rapport au classicisme (davantage aux films classiques en tant qu’objets de vénération qu’à une certaine idée de l’esprit classique) pose également des problèmes de mise en scène. Si le film semble jouer de sa félicité (finalement assez rare dans l’horizon de la comédie américaine, et justement louée par Josué Morel au moment de sa présentation à Venise), de sa joie et de son relatif emballement comique, il n’en demeure pas moins que cette légèreté est davantage placardée, c’est-à-dire parlée, surgissant au détour d’un entrechoc verbal (dont la rapidité renvoie évidemment à His Girl Friday), que vraiment glissée dans le montage, dans la circulation qui, justement, semble habiter le bestiaire cinéphilique de Bogdanovich (notamment célèbre, en tant que critique, pour un documentaire sur Ford, qui témoignait déjà d’une forme d’incapacité à se fondre dans un imaginaire créateur). Cette circulation est alors un enjeu de plans, qui s’organisent tous minutieusement autour d’une logique un brin répétitive d’allers et venues, de surgissements, voire de saturation interne : l’on pourrait définir le plan bogdanovichien typique comme un plan-fourmilier, appuyé par un jeu systématique sur les portes. Une porte, ici, est toujours le refuge d’un regard en biais, d’un morceau de corps à transférer, et toute la portée de la séquence est de passer d’une porte à une autre, puis de revenir à la première, parce que la seconde était nécessairement une façon de se cacher de l’entre-deux. Sauf que ces portes claquent, se ferment sur ceux qui ne parlent pas, et que Bogdanovich choisit à maintes reprises de refermer ses séquences avec ces détonations (voire, par deux fois, avec une chasse d’eau) : envoyer un plan dans les cordes, le jeter dans l’abîme, c’est toujours, ici, renier l’emballement et mécaniquement se forcer à le faire redémarrer.
Jouer à la vérité
Jeu de construction comme soumis au rythme des mouvements brusques d’un enfant (détonation : destruction/crescendo : reconstruction), le film est bien une question de jeu. Tout est jeu. Jeu, d’abord, qui marque aussi l’annulation, passionnante cette fois, de la circulation, lorsqu’il apparaît tiraillé entre le ralentissement propre au comique d’Owen Wilson (qui induit toujours une sorte d’appropriation du temps de la mise en scène pour le dilater à volonté, notamment dans une longue scène de coups de téléphone) et la belle surchauffe de Jennifer Aniston, dont il faut redire comme elle est (même depuis Friends) une actrice précieuse. D’où un plaisir d’acteurs comme disjoint de l’image, comme si chacun promenait son film avec lui, alors même que l’idée de troupe ne semble jamais feinte. Ce paradoxe n’est pas le seul, d’autant plus qu’en refusant obstinément l’envol le film ne répond pas vraiment à une idée de dérèglement propre à la screwball comedy, dont pourtant il reprend le parcours, dans un horizon qui serait celui du perfectionnisme : si A était la paix et B le déraillement, le point B serait toujours la condition du point A. Toujours l’on part de la paix pour arriver à une autre version de cette paix, mais avec entre-temps l’idée d’un nouveau départ (qui serait autant social que sentimental, puisque comme chez Lubitsch la misère matérielle est une misère affective, et vice-versa). Sauf que cet horizon ne passe étrangement pas par la parole, alors même qu’il semble n’y avoir que cela. Le dialogue pourrait pourtant être 1. une mise à l’épreuve, intéressante parce qu’elle n’existerait pas s’il n’était pas réellement question de vérité (ce serait presque être parrèsiaste de soi à soi), 2. un remède, soit ce qui résout, donc modifie tout pour accéder à cette paix qui est l’accès des personnages à leur vérité. Reste qu’il ne demeure qu’obnubilé par sa propre efficacité (par ailleurs réelle), et que Broadway Therapy est donc un film efficace, mais qui laisse songeur, tant le grand cinéaste post-classique est peut-être celui qui questionne les conditions de possibilité de cette efficacité. L’on attend toujours un nouveau film de James L. Brooks.