En 1973, Víctor Erice invoque les mânes du monstre de Frankenstein dans L’Esprit de la ruche, mais l’amour manifeste du réalisateur pour la peinture, particulièrement le clair-obscur, avait également placé les images de cette fable onirique sous l’influence de Rembrandt. Peu prolifique, le réalisateur ne sortira que deux films dans les deux décennies suivantes. Vingt ans plus tard, Víctor Erice revient avec un Songe de la lumière où tout est peinture.
Antonio López García, qui joue dans ce film son propre rôle, est peintre. Expérimenté, vieilli, il s’en revient toujours à un sujet central, qui l’obsède : le cognassier qu’il a planté, quelques années auparavant, dont il veut capturer la beauté dans la lumière du matin. Mais, alors que passe le temps, la superbe éphémère des fruits et de l’arbre se fane, tandis que l’artiste, désemparé, ne peut qu’assister à la mort de la beauté.
Il ne faut pas plus que quelques signes à l’auteur de haïkus pour saisir la beauté de l’instant. Au peintre, qui ambitionne de saisir la réalité dans son ensemble, il faudra un temps considérable – mais peut-être la beauté du peintre ne peut-elle être l’objet de seuls mots. Le peintre veut posséder la beauté, l’accoucher au monde, lui qui a physiquement présidé à sa création ; lui qui a planté l’arbre qui, pendant quelques heures au matin, l’hypnotise par sa lumière merveilleuse. Était-il conscient de la pureté, de la splendeur de cet arbre, au moment de le planter ? Ne fantasme-t-il pas cette beauté, n’est-il pas prisonnier de l’illusion avant même que de commencer son tableau ?
Le silence préside aux premières images du Songe de la lumière, le silence du sens. Certes, dans le fond, résonnent les paroles mécaniques du quotidien, les bruits de la rue, le tous-les-jours des voisins. Mais l’artiste, absorbé dans son duel avec son sujet, ne parlera pas avant longtemps. La mise en scène de Víctor Erice privilégie une photographie moins lyrique que dans l’Esprit de la ruche, son film-tableau. Cette fois, il s’agit de comprendre ce qui relie les yeux d’Antonio López García, à ses mains. Cette impression est renforcée par un montage qui place tout le monde du peintre au centre de l’image – tout, sauf son tableau. Tout est ingrédient à la représentation de la beauté, mais Víctor Erice ne tente pas de définir les inconnues de l’équation – juste de montrer les signes qui relient ces inconnues.
À cela s’ajoute le fantôme de l’échec – Antonio López García semble poser que tout ce qui l’entoure, et pas seulement les contraintes horaires qui ne lui livrent sa lumière que fugitivement le matin, conspire à l’échec de son tableau. Mais si l’artiste contient son propre échec, le portrait de son entourage ne le place pas parmi les artistes maudits, en butte au monde, tant il est aidé, soutenu, à tel point que ce sont ces proches qui vont finalement lui construire une serre en forme d’autel autour de l’arbre, ou même servir de tuteur pour faire durer le moment de lumière – sans pour autant que le regard de l’artiste ne se détache de son va-et-vient entre la toile et le modèle. Mais toujours, l’artiste s’éloigne – plus le temps passe, plus son rapport au monde est distancié, témoins ses conversations avec ses visiteurs, qui passent bientôt par des chansons sans sens réel, des conversations rapportées et traduites, loin du contact direct.
Y a‑t-il plus antinomique que cinéma et peinture ? La question a obsédé plus d’un réalisateur. Erice et García se rejoignent dans la fascination qu’exerce sur eux la lumière jaune, éclatante, solaire des coings éclairés par le petit matin – cette même lumière absolue qui tua le Regulus de Turner. Mais tandis que le temps passe, et que la lumière de l’instant disparaît du monde de García, Erice échappe à la stase, s’autorise des plans larges embrassant des cieux entiers, aux couleurs impressionnistes, veut expérimenter le mouvement, alors qu’Antonio López García se laisse toujours plus avaler par l’inertie entropique. Lors d’un final proprement gothique, García succombe, prisonnier d’un tableau qu’il hait et réfute, mais dont il semble le prisonnier éternel, comme il l’est de son cognassier jamais fini. Erice a‑t-il, quant à lui, parfait son récit de mise en abyme ? Non, non plus que ne semble possible la perfection picturale – mais sa quête demeure, à chaque instant, un émerveillement renouvelé pour son auditoire.
L’édition DVD est agrémentée de deux scènes coupées, et d’un entretien mené entre le réalisateur Víctor Erice et l’artiste Antonio López García. Présentées, comme le plus souvent, sans plus d’explication, les scènes coupées ont été écartées du film pour des raisons qui restent sibyllines. La première reproduit la dynamique du film. La seconde, en revanche, offre une séquence inédite, où deux peintres s’interrogent sur les Ménines de Velázquez. La confrontation entre les artistes et l’œuvre se révèle passionnante, et rappelle le caractère énigmatique par essence de la création picturale.
Ce caractère mystérieux recule un peu, en revanche, à la vision du second bonus, un entretien télévisé entre le réalisateur et son sujet / personnage. Cependant, si la magie de l’incertitude interprétative y perd, la confrontation entre les deux artistes, la révélation des dessous du tournage s’avère passionnante, riche d’enseignements sur le travail des deux hommes, et propice à prolonger l’expérience du film.
L’œuvre de Víctor Erice diffère évidemment de la vision qu’en ont à la fois le spectateur et le critique. Cependant, le propose du Songe de la lumière est judicieusement prolongé par les bonus de cette édition DVD, qui permettent d’assortir l’expérience poétique et sensorielle du film d’un regard artistique des plus passionnants et des plus pertinents.