Lorsqu’en 1931, les responsables de la censure américaine voient Frankenstein, leur plus importante réaction sera de couper, épouvantés, la scène où la créature lance une petite fille dans un étang. Ce geste, exécuté avec la plus pure innocence, prendra dès lors dans l’esprit du public du film une résonance sinistre, morbide, horrible. L’innocence hors champ, la raison derrière la réalité privée de sens, laissée à l’interprétation : c’est l’apprentissage que fait la petite Ana dans L’Esprit de la ruche. Et Ana est autant le scénariste Angel Fernandez-Santos que le réalisateur, autant le personnage que la jeune actrice, autant un personnage construit qu’une métaphore de l’Espagne : c’est ce que nous apprend cette édition DVD d’un film indispensable.
Dans le documentaire réalisé par Canal+ en 1998 Les Empreintes d’un esprit, le réalisateur Víctor Erice le souligne : sa plus belle scène, la plus réussie pour lui, est la scène où Ana Torrent découvre Frankenstein pour la première fois sur un écran de cinéma. Les images de la petite fille, alors âgée de sept ans, sont avant tout celle d’un documentaire – une dimension du cinéma de fiction dont, il y a déjà dix ans de cela, Erice déplore la disparition. Quelles sont les images qui inspirent à Ana Torrent ces yeux écarquillés, cette bouche entrouverte, ce regard entre fascination et terreur ? Impossible de le savoir la vision du film – un film qui, tout comme la première version cinéma de Frankenstein de Whale, laisse hors champ la mort de la petite fille. Car ce qui est hors champ, l’invisible, l’intangible, ce qui incite à la réflexion, à la confiance, à la foi forme le cœur de L’Esprit de la Ruche.
Dans son interview donnée cette année à Alain Bergala, Víctor Erice revient ainsi sur une magnifique anecdote autour de son film : après avoir vu Frankenstein, la petite Ana Torrent a rencontré José Villasante, qui jouait le rôle de la créature. Terrorisée, elle a fui cette apparition car de tous ceux qui participaient au tournage, la petite fille était la seule qui croyait à la réalité du monstre. Et ce qui la rassura ne fut pas lorsque l’acteur retira son masque, mais lorsque celui-ci, passablement désemparé, retourna à son repas et que la petite fille put s’apercevoir qu’il mangeait comme tout le monde. Dans Les Empreintes d’un esprit, Víctor Erice, Ángel Fernández Santos, le producteur Elias Querejeta s’expriment longuement sur le film – mais non point, ou si peu, Ana Torrent. L’actrice est cependant bien là, filmée pour les besoins du documentaire revenant sur les lieux du tournage, confrontée aux mêmes images, aux mêmes situations que petite fille. Mais Ana Torrent ne dira que fort peu de choses sur ce que le tournage représente pour elle.
Erice revient longuement sur son style, ses inspirations, ses désirs de réalisateurs, sur les aspects techniques et politiques de son œuvre ; Ángel Fernández Santos insiste avec ferveur sur l’actualité de L’Esprit de la ruche, sur la nécessité de ne pas oublier le passé fasciste de son pays ; le producteur raconte l’épopée du film, depuis le moment où les participants se sont aperçus qu’aucun ne comprenait réellement le scénario jusqu’à la reconnaissance critique difficile sous la dictature franquiste… Mais du film d’Ana, on ne saura pas grand-chose. Et c’est probablement le plus précieux des bonus de cette édition DVD, que de laisser planer le mystère sur ce personnage, l’âme de ce film sans lequel les filmographies de Guillermo del Toro, amputée du Labyrinthe de Pan et de L’Échine du diable, ou de Peter Jackson qui n’aurait jamais réalisé son splendide Créatures célestes n’auraient été qu’un ramassis de blockbusters pour geeks.
Partagés entre une approche intellectuellement stimulante de L’Esprit de la ruche et une tentative de faire renaître dans le documentaire la beauté sombre et gracile du film, les bonus de cette édition peinent cependant à se comparer au morceau de choix que constitue la restauration en HDCAM de son film par Víctor Erice. « À l’ère de l’image prêt-à-porter très appréciée des producteurs de télévision, les nouveaux masters numériques [des] films du passé tendent aujourd’hui à moderniser des techniques insuffisantes et dépassées. C’est une erreur de corriger ces insuffisances et limitations car elles sont représentatives du film et de son époque. » Víctor Erice a donc refusé de parfaire l’image de son film, estimant à raison qu’elle fait partie de son identité, pour ne procéder à un nouvel étalonnage numérique que dans la mesure où cela servait l’identité du film. Cela seul suffirait à faire conseiller l’acquisition de cette édition, mais dont les documentaires bonus restent cependant tout à fait estimables.