Fermer les yeux prouve qu’un film peut être à la fois décevant et magnifique. Mais comment aurait-il pu en être autrement ? Víctor Erice, après trois films réalisés chacun à dix ans d’écart, a disparu des écrans pendant trente ans (si l’on excepte une poignée de courts-métrages tournés durant cet intervalle). Son précédent long, Le Songe de la lumière (1992), qui suivait quelques mois de la vie d’un peintre, est peut-être le plus beau film de l’histoire du cinéma sur la peinture, tandis que Le Sud (1983), une décennie plus tôt, brillait justement par sa splendeur picturale. Fermer les yeux, avouons-le d’emblée, ne renoue pas avec la puissance formelle de ces chefs-d’œuvre. Passé l’ouverture en 35mm, qui consiste en un film dans le film montrant l’arrivée d’un homme dans une grande bâtisse française, l’image devient numérique et grisâtre, et la mise en scène fonctionnelle, pour ne pas dire télévisuelle. Erice, en restant éloigné si longtemps du cinéma, aurait-il perdu son savoir-faire ? Une scène de projection, dans le premier tiers du récit, prouve pourtant le contraire. Miguel, ancien apprenti cinéaste et auteur du film inachevé dont on a vu un bout dans l’ouverture évoquée plus haut, imagine l’instant où son acteur principal, Julio, a pris la décision de disparaître pendant le tournage. Une poignée de plans magnifiques se succèdent alors (des chaussures déposées au bord d’une falaise, deux buts qui encadrent le personnage sur un terrain de football) et démontre que le grand cinéaste est tout de même encore là, bien qu’il reste en retrait la majeure partie du film.
Le film n’en fait pas un mystère : Miguel, qui n’a rien filmé pendant vingt ans, est un avatar d’Erice. Difficile, quand on a longtemps espéré des nouvelles du cinéaste espagnol, de résister à la mélancolie de cette quête d’un ami perdu (Julio) par un cinéaste qui ne tourne plus (Miguel). Le poids des souvenirs écrase chaque interaction, notamment celles avec Ana Torrent, qui incarne ici la fille de Julio. Le disparu a laissé derrière lui l’enfant de L’Esprit de la ruche (son regard noir n’a pas changé), qu’Erice filme à nouveau, tant d’années après, avec une grande tendresse. Fermer les yeux s’organise ainsi, pendant près de trois heures, autour d’une série de retrouvailles avec de vieux amis et de la redécouverte d’objets (des photographies, un livre dédicacé à une amoureuse, un flipbook de L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat, etc.). Au point que le film semble presque habité par des fantômes. Dans le parc à caravanes où il habite avec son chien, Miguel, devenu simple pêcheur et agriculteur amateur, dîne avec ses voisins. À la fin du repas, l’un d’entre eux, Toni, lui tend une guitare et lui demande de jouer « la chanson qu’on aime bien, celle du film ». L’homme accepte et commence à jouer quelques accords d’un geste mal assuré, puis à chanter : « Sun is sinking in the west… ». Entendre ici « My Rifle, My Pony and Me », la chanson de Dean Martin et Ricky Nelson dans Rio Bravo, simplement modifiée au premier refrain pour remplacer « My Pony » par « Toni », bouleverse bien au-delà du simple plaisir fétichiste. Cet air rêveur et solitaire contient en lui toute la dialectique retrouvailles/adieux au cœur de cet étrange film candide. Miguel n’a jamais vraiment pu devenir cinéaste, mais il peut faire apparaître le sourire nigaud de Walter Brennan sur le visage de ses amis. Dans Rio Bravo, le personnage alcoolique de Dean Martin chante d’ailleurs en fermant les yeux, comme pour se laisser envahir par la mélancolie de la parenthèse. Il faudra attendre la dernière scène de Fermer les yeux pour que le geste éponyme soit reproduit, dans la pénombre d’une salle de cinéma.
