Voilà maintenant environ vingt-cinq ans que Julie Delpy poursuit, à distance du cinéma français, une carrière parallèle : jeune première dans les années 1980 (elle débute chez Godard et Carax), elle fait assez vite le choix de l’exil américain, suivant un chemin libre, entre seconds rôles (une belle apparition dans Broken Flowers de Jarmusch) et expérimentations auteuristes (la série des Before de Richard Linklater). Sa carrière de réalisatrice, qui débute au seuil des années 2000, est à l’image de cette instabilité : rien ne la résume mieux que Two days in Paris (2007), autofiction où elle met en scène son retour en France en compagnie d’un amant américain (Adam Goldberg), qui observe les mœurs parisiennes avec les yeux des Persans de Montesquieu. Si le succès inattendu de cette comédie a installé un temps Delpy dans le champ du cinéma français mainstream (avec Lolo, qui est aussi son film le moins intéressant), elle s’exile et se décentre à nouveau avec My Zoé. Tourné à Berlin en 2018 et sorti au début de l’été dernier, sans bénéficier d’une grande exposition (pas de tournée des festivals, pas de passage par Cannes), le film peut maintenant être rattrapé en DVD – et le mérite.
Séparation(s)
My Zoé frappe d’abord par sa très forte segmentation : une construction en trois chapitres nets, tranchants, visibles, presque trois blocs, inscrits dans des registres très différents. Chapitre 1 : le quotidien de deux anciens amants (Delpy et Richard Armitage) qui continuent de se déchirer et contractualisent la garde de leur fille de sept ans, Zoé. Chapitre 2 : l’accident de Zoé, victime d’une hémorragie cérébrale, son hospitalisation et sa mort. Chapitre 3 : la résurrection de Zoé sous forme de clone – tour de force par lequel le film, sans s’affranchir du réalisme, se mue en fable sur le deuil et la transhumanité. Il y a dans cette construction une économie assez remarquable : chaque partie se concentre rigoureusement sur ce qu’elle doit raconter, va à l’essentiel, aucun effet de style ne souligne ni le mélodrame, ni le passage vers le fantastique et la science-fiction. La nouvelle Zoé, qui renaît à l’écran dans la dernière séquence du film – très belle parce que nue, sans chichis, à l’image du film – n’est plus tout à fait la même (elle ne reconnaît pas son père), elle existe dans le champ fantastique qu’a ouvert le film.
Il faut attendre cet ultime plan pour comprendre que le sujet de My Zoé est moins scientifique ou moral (la question éthique du clonage est assez vite balayée dans la dernière partie) que psychologique. C’est en réalité un très beau film sur la séparation : par le divorce d’abord, puis par la mort. La belle idée du film consiste à faire rejaillir dans l’expérience commune du deuil la culpabilité liée à la séparation : Zoé est morte sans que ses parents, trop occupés par leur divorce, aient pu anticiper sa disparition brutale. Hypothèse plus forte encore, que le film esquisse souterrainement : Zoé serait morte de la séparation de ses parents, sa disparition serait dès lors une manière de réparer leur couple, de les réconcilier. Dans les scènes de médiation autour du divorce, comme dans celles de l’hôpital, le couple Delpy/Armitage est rarement séparé à l’écran par le procédé du champ-contrechamp : ils se partagent au contraire l’espace du cadre, comme s’ils étaient encore ensemble. Ce que le film restaure pour finir, c’est donc autant un corps qu’une idée de la famille, et ce désir passe par une opération très simple : réunir à l’écran Zoé et ses parents – quand bien même la seconde Zoé n’a plus été engendrée par eux, quand bien même elle n’est plus réellement leur enfant.
L’hypothèse fantastique
Il faut un certain aplomb pour s’autoriser une telle fin, presque impensable dans le cadre étriqué du « cinéma de genre français » contemporain. Le « genre » offre à beaucoup de jeunes cinéastes français (entre autres Julia Ducournau, Just Philippot, ou encore Ludovic et Zoran Boukhrema) un programme simple, qu’il suffit de mener à terme : rien ne le résume mieux que l’accouchement d’Alexia/Adrien dans Titane, dont le ventre s’ouvre pour faire sortir, dans un mélange d’huile et de matière organique, le fœtus cronenbergien programmé par le film. Chez Delpy, au contraire, la mise en scène ne programme pas, elle capture, elle enregistre. Si la fin du film est si poignante, c’est parce que la réalisatrice, avec une patience presque « linklaterienne », a enregistré, pour mémoire, les gestes d’affection d’une mère : une caresse dans les cheveux de Zoé, une étreinte avant de l’endormir, un trajet main dans la main pour aller à l’école. C’est parce que le film a su se montrer patient et sensible que l’on s’aperçoit pour finir que l’hypothèse fantastique vers laquelle il tend était en réalité ancrée depuis toujours dans le réel : Zoé n’était que le nom d’une hantise – celle de ne pas avoir assez aimé son enfant. La petite fille n’aura existé à l’écran que pour figurer un besoin vital d’amour – que le film prend très au sérieux, avec un premier degré qui l’honore et fait toute sa grandeur. Par son plan final, My Zoé nous dit, en somme, que nous aimons nos morts au point de vouloir encore les sentir, les embrasser, les prendre dans nos bras.