Que raconte Titane ? On évoquait déjà la chose à propos de Bergman Island : nombre des titres en sélection officielle sont d’une part des films de créateurs qui mettent en scène des créateurs, et d’autre part, en filigrane, des fictions se regardant elles-mêmes, pour sonder ce qui les anime. Julia Ducournau, tout en s’inscrivant pleinement dans cette tendance, est probablement la cinéaste qui explore cette voie de la manière la plus détournée et allégorique. Rien de commun, a priori, entre la cinéaste et la figure d’Alexia (Agathe Rousselle), une danseuse se produisant dans des salons automobiles et qui arbore une large cicatrice, stigmate (en sus d’une plaque de titane vissée dans le crâne) d’un grave accident de voiture qu’elle a subi enfant. Le récit que déploie dans un premier temps Ducournau, entre horreur viscérale (l’obsession du corps que l’on triture, marque de fabrique de son cinéma depuis le court Junior) et thriller (Alexia est aussi une serial killer) est quelque part un leurre. Ou du moins sert-il, comme les autres éléments de l’intrigue (la jeune femme, en cavale, se fait passer pour un garçon disparu de longue date, et échoue dans une caserne de pompiers dirigée par le commandant que joue Vincent Lindon), de support à une fable sur la place que Ducournau veut occuper dans le cinéma français. Il n’est bien sûr pas anodin que le père d’Alexia soit joué par un cinéaste, Bertrand Bonello, autre metteur en scène qui n’a cessé de vouloir greffer des motifs de cinéma de genre à ses films, et que l’itinéraire de la jeune femme s’apparente à un passage de relais entre une figure paternelle et une autre, exogène à son univers (difficile de trouver un acteur plus emblématique de la norme du cinéma français que Vincent Lindon), pour finalement accoucher d’un enfant mutant, né de l’étreinte de la danseuse avec une voiture. Ce dernier point, assez sous-investi, dit bien le rapport que le film entretient avec ses différentes pistes : la sexualité cronenbergienne d’Alexia (on pense évidemment à Crash) ne sert, à la lettre, que de carburant à ce que la cinéaste cherche à raconter sur elle-même.
Le corps, son beau souci
Une fois le scénario détricoté, on comprend mieux que l’appétence de Ducournau pour différentes marques d’hybridité, notamment corporelles (physiques singuliers, tatoués et percés, qui embrassent un horizon transgenre voire transhumaniste), nourrit avant tout un drôle d’autoportrait. En témoigne aussi la présence, récurrente chez la cinéaste, de miroirs. On se contemple beaucoup chez Ducournau, pour s’admirer et s’ausculter, sans toutefois que son cinéma semble questionner le rapport que chacun entretient à sa propre corporalité, à l’ère d’Instagram et de la démocratisation des tatouages – étonnant, d’ailleurs, que le cinéma explore si peu ce phénomène de société, qui dit pourtant quelque chose des mutations du regard que l’on porte sur soi-même, et de l’aspiration à vouloir inscrire à même sa peau l’expression d’une identité. Il serait toutefois un peu rapide, et de mauvaise foi, de réduire Titane à un simple exercice nombriliste – même si le film n’y échappe pas totalement –, car l’hybridité n’est pas sans occasionner, ici et là, des ruptures de ton (la scène très drôle du massage cardiaque au rythme de la Macarena), et témoigne plus encore d’une curiosité manifeste de filmer des corps. Si Ducournau a une réelle obsession de cinéaste, c’est bien celle-là : outre la découverte Agathe Rousselle, c’est Vincent Lindon, filmé sous toutes les coutures, qui semble captiver sa caméra. Elle expose la virilité tendue, mais aussi la vieillesse grandissante d’un acteur dont la présence s’inscrit toutefois dans une perspective un brin trop cérébrale et théorique – ce que Lindon incarne, c’est aussi le cinéma français dans sa totalité, invité à assister à la naissance de son propre futur.
« Je suis là » : c’est sur ces mots que s’achève le film. On peut autant y déceler une promesse (celle d’un homme prêt à tout pour redevenir père) qu’une affirmation un peu goguenarde d’une jeune cinéaste encore maladroite (Titane ressemble souvent à un agrégat de scènes et d’images mal agencées les unes aux autres) mais qui, loin d’être écrasée sous les poids d’attentes démesurées, avance avec de grandes ambitions. Cela ne fait pas de Titane un bon film, mais on reconnaît que le résultat, loin de capitaliser sur l’accueil dithyrambique – et usurpé – de Grave, creuse un sillon un brin plus singulier qu’attendu, quand bien même Ducournau ne se départit pas d’un certain narcissisme.