Quelques semaines seulement après la réédition par Carlotta en version restaurée de trois films confidentiels de Jacques Rivette, sort chez Potemkine un coffret qui réunit quant à lui deux des longs-métrages parmi les plus révérés du cinéaste : Céline et Julie vont en bateau (1974) et Le Pont du Nord (1981). La réunion de ces films peut de prime abord étonner : si dans l’un comme dans l’autre, l’on sent bien à chaque plan le regard très singulier de Rivette – notamment sur Paris, qu’il a toujours si bien filmé – on ne se souvenait pas pour autant qu’ils fussent si intimement liés. Et pourtant, les revoir l’un après l’autre permet de se rendre compte de leur étroite proximité aussi bien thématique qu’esthétique – il faudra nous pardonner ce partage un peu simpliste – au sein de la filmographie de Jacques Rivette : Céline et Julie est le grand film qui précède une série d’expérimentations passionnantes mais pas toujours abouties – Noroît, Duelle, Merry-Go-Round – quand Le Pont du Nord, sur un mode moins sophistiqué mais pas moins précis, marque une forme de renaissance pour le réalisateur, amorçant une série de films moins sauvages en apparence mais toujours aussi libres (dont le plus connu reste certainement La Belle Noiseuse). Les deux films mettent en scène des duos féminins – deux jeunes femmes fantasques incarnées par Juliet Berto et Dominique Labourier dans le premier, une femme mûre et une vagabonde plus jeune dans le second, jouées par les Ogier mère et fille. Tous deux empruntent une forme ludique (maison de poupées aux airs de mauvais théâtre dans Céline et Julie, jeu de l’oie dans Le Pont) pour, au cœur même de la fiction la plus débridée, faire œuvre documentaire ; du moins saisir un peu de l’air du temps à l’état pur sans réduire celui-ci à un discours pleinement intelligible et arrêté. L’on ne peut qu’être saisi d’une mélancolie profonde à la pensée que, de ces deux voyages immobiles, le cinéma français ne se sera jamais tout à fait remis : aujourd’hui encore, le sens de la réalité (de toutes les réalités), l’agilité, l’acuité du regard et la capacité d’abstraction dont Jacques Rivette fait preuve dans ces deux météores demeurent insurpassés.
Duos féminins
Une jeune femme à la dense chevelure rousse et bouclée est assise sur un banc, à l’ombre, dans un parc où s’agitent quelques vagues bambins. Elle feuillette un ouvrage ésotérique quand, traversant l’allée, une silhouette filiforme laisse tomber quelque chose juste en face d’elle. La fille rousse ramasse l’objet – une écharpe – et court après l’inconnue. Six ans plus tard, la caméra n’est plus posée dans l’enceinte protectrice d’un parc mais quelque part au bord du périphérique. Un panoramique commence, qui nous montre de façon on ne peut moins spectaculaire les files de voitures qui roulent et attendent. Soudain, une forme singulière se détache de la masse des autres véhicules et accompagne la fin du mouvement de caméra : à califourchon sur son beau scooter blanc, surgit une jeune femme aux airs d’amazone citadine – avec son jean et son blouson en cuir – qui suffit à transporter d’emblée le film dans une autre dimension. Deux ouvertures (la première, celle de Céline et Julie, la seconde, du Pont du Nord) pensées comme des fuites, comme des sorties du temps quotidien pour partir à la recherche de celui propre au récit à venir : un mouvement comme spontané qui prend le spectateur par la main pour l’emporter dans son élan.
Deux ouvertures, surtout, qui sans tergiverser prennent le parti du féminin : à chaque fois, c’est bien la jeune femme qui impulse le mouvement où qui s’impose très nettement non seulement comme l’objet mais aussi comme l’agent du regard – pas étonnant qu’au générique de chacun des deux films, on retrouve, créditées au scénario à côté de Jacques Rivette et de ses collaborateurs habituels, les actrices elles-mêmes. Et si l’on voulait être partial, on pourrait très bien ramener Céline et Julie comme Le Pont du Nord à cet énoncé laconique : deux femmes se rencontrent dans Paris. Hasard ou destin ? Rivette se garde de trancher et parvient à trouver l’équilibre parfait entre l’arbitraire forcément un peu artificiel du scénario (comment orchestrer la rencontre de deux personnages censés ignorer l’existence l’un de l’autre ? Dans les deux cas, par un accident filmé comme tel) et les aléas du réel qui, compte tenu des conditions de tournage, finissent forcément par se manifester à l’image. La scène de course-poursuite inaugurale de Céline et Julie est à ce titre frappante, avec notamment ce moment où les deux actrices se faufilent à toute vitesse entre les passants, le long d’un marché de rue : à ce moment-là, une friction semble se faire jour entre la trajectoire des personnages, qui courent vers le conte et la fiction, là où tout autour d’eux, la routine du quotidien n’apparaît pas le moins du monde perturbée. Dans Le Pont du Nord, cette dimension gagne encore en importance et l’on pourrait même dire qu’elle donne sa structure et sa substance au film, ponctué, entre autres, de scènes de rencontres au milieu de terrains vagues où, dans une atmosphère glaçante très « fin de siècle », les machines réduisent à néant un peu du vieux Paris.
Paris, pile et face
De fait, au-delà de l’énergie toute juvénile qu’ils affichent, ces deux films travaillent aussi (et peut-être surtout) une certaine noirceur qui, pour stylisée qu’elle soit, reste néanmoins bien prégnante : il est vrai que chez Rivette, l’on joue beaucoup et ce ne sont pas Céline et Julie ni Le Pont du Nord qui viendront le démentir. Mais, loin d’être seulement un jeu enfantin, il s’agit également – et en particulier ici – d’un jeu dangereux, pour la simple raison qu’il n’est à aucun moment pris à la légère : pour Rivette, filmer, c’est engager son regard dans une fiction inévitablement paranoïaque qui peut conduire au seuil de la folie, et pour ses personnages, le jeu représente de la même façon un engagement complet de leur être dans un nouveau plan de réalité. En ce sens, il n’est pas anodin que dans Céline et Julie vont en bateau, les deux jeunes héroïnes ne soient transportées dans l’étrange maison hantée de la rue du Nadir-aux-pommes qu’après avoir ingéré des bonbons – certes attribut de l’enfance, mais d’un autre côté, par métaphore et allusions, figuration des substances psychotropes qui circulent abondamment à l’époque et à l’aide desquelles on ouvre « les portes de la perception ». Si le monde de Rivette est un monde enchanté, c’est parce qu’il préserve toute l’ambivalence et toute la dualité des symboles.
Là où Céline et Julie s’offre autant comme un jeu de piste que comme une réflexion sur les significations plurielles du jeu (le jeu enfantin, le jeu théâtral, les jeux de séduction…), Le Pont du Nord est quant à lui un film-jeu à part entière : déployant sur la durée d’un long-métrage de plus de deux heures le programme annoncé avec beaucoup de clarté dans le court Paris s’en va (inclus en bonus dans le coffret édité par Potemkine), Jacques Rivette s’amuse à hisser une simple partie de jeu de l’Oie aux dimensions de Paris – comme vient l’expliciter cette belle scène où, assises au milieu d’une halle du centre-ville, Marie (Bulle Ogier) et Baptiste (jouée par sa fille, Pascale Ogier) tracent au feutre rouge, sur un plan des arrondissements, les différentes cases du plateau. Ce cadre premier n’est cependant pas une fin en soi et rend avant tout possible une pérégrination dans un Paris méconnaissable, entièrement recomposé par le regard du cinéaste qui, décidément, savait traquer le mystère à tous les coins de rues : comme le suggérera une scène où Baptiste se retrouve littéralement prise dans les rets d’un ennemi, Paris est ici filmé comme une immense toile d’araignée où chaque pas supplémentaire menace de conduire les deux protagonistes un peu plus près du piège que d’obscures puissances leur ont tendu. Ainsi, les discussions sur le hasard et la nécessité que mènent Marie et Baptiste tout au long du film, commencées, sur un ton assez désinvolte, à la manière de Jacques le Fataliste (Baptiste, qui défend l’idée du destin, serait dans ce cas une version contemporaine du Jacques de Diderot), ont tôt fait de se charger d’angoisse : Baptiste parle d’une surveillance généralisée, d’une présence omnisciente qui tirerait tous les fils de cette vaste comédie humaine qu’est la vie parisienne. En cela, la dimension inquiétante du film tient aussi beaucoup au désir manifeste qu’avait Rivette de reprendre, quatre ans plus tard, le personnage de terroriste qu’avait incarné Bulle Ogier dans La Troisième Génération de Rainer Werner Fassbinder (1977) : claustrophobe, Marie fuit tous les lieux clos et doit donc rester à l’extérieur (en extérieurs, comme la caméra) alors que son lourd passé est justement sur le point de la rattraper en pleine rue.
L’enfance de l’art
Singulier paradoxe que ces personnages emprisonnés dans leur passé pour des films qui, chacun à leur manière, se présentent ouvertement comme des injonctions « à faire table rase » — il est vrai qu’à la fin du Pont du Nord, Marie, épuisée, peine à se souvenir de l’expression exacte, mais c’est bien celle-ci qu’elle a en tête avant de finir tragiquement : faire table rase du cinéma – qu’il s’agisse du temps long de l’histoire du cinéma ou, plus spécifiquement, pour Jacques Rivette, de son cinéma à lui –, faire table rase de Paris, aussi, au propre (les chantiers-monstres du Pont du Nord) comme au figuré (« Paris s’en va » sous le pouvoir de transfiguration dont est douée la mise en scène de Jacques Rivette, et ce aussi bien dans Céline et Julie que dans Le Pont du Nord). C’est au fond que les deux films sont traversés par des forces contraires, tendus vers l’iconoclasme mais nostalgiques d’un « paradis perdu » dont on sait très bien qu’il ne reviendra pas.
Peut-être faut-il conclure, au risque de la mièvrerie, sur un point qui ne pourra pas être disputé : à chaque fois, l’enfance est sauvée. C’est tout le propos de Céline et Julie vont en bateau : la majeure partie de l’intrigue concerne les visites que rendent Céline et Julie, dans des costumes d’infirmières, aux drôles d’habitants d’une maison bourgeoise qui répètent de jour en jour, sur un ton affecté, le même drame… bourgeois. Au centre, une petite fille, victime de la perversité des trois adultes qui lui tournent autour (un veuf faussement chaste – Barbet Schroeder – et deux femmes ennemies – la blonde Bulle Ogier et la brune Marie-France Pisier). L’avenir du cinéma, le cinéma de l’avenir pris entre les griffes de leurs origines théâtrales ? Dans le dernier mouvement du film, après avoir reconstitué les différents rapports de force à l’œuvre dans ce triangle, grâce à leurs visions répétées de la scène du crime, Céline et Julie parviennent à sortir la petite fille du cycle infernal où elle était enfermée – même si la dernière scène laisse à penser que tout, probablement, est à recommencer. Les deux amies ne sont-elles finalement pas des « vampires » tout droit sortis de chez Feuillade, toujours en fuite, jamais soumis à la pesanteur universelle ? La scène où elles dérobent des grimoires à la bibliothèque nous délivre en tous les cas un indice qui nous met sur cette piste : elles rentrent chez elles en patins à roulettes, dans des combinaisons noires moulantes qui rappellent celles de Musidora. De façon similaire, Le Pont du Nord présente une fin ouverte qui nous laisse imaginer le pire (les plans d’ensemble du combat de karaté sont entrecoupés de gros plans sur le visage de Pascale Ogier, quadrillés à la manière du viseur d’une arme à feu) comme le meilleur – Baptiste, qui a survécu à son aînée Marie, continue à se battre fièrement, fût-ce « pour de faux », sur les décombres de Paris. Troublante inversion du cours de la fiction et de celui de la réalité qui s’opère ici dans les yeux de Jacques Rivette : trois ans plus tard, Pascale Ogier décède subitement.