À peine remis de deux tournages colossaux (Out 1, son film de douze heures en 1971 et Céline et Julie vont en bateau, jeu de pistes de trois heures en 1974), Jacques Rivette propose au producteur Stéphane Tchalgadjieff un nouveau projet ambitieux : un ensemble de quatre films liés entre eux par le motif des « filles du feu » (emprunté au recueil de Gérard de Nerval) et, surtout, par leur qualité musicale. Il s’agirait en effet d’explorer de film en film un genre particulier (film noir, western, film de pirates…) avec une bande originale essentiellement jouée en direct sur le plateau. Mais le rythme soutenu des tournages aura raison de la santé du cinéaste : peu après avoir commencé celui du troisième volet (repris beaucoup plus tard, en 2003, avec Histoire de Marie et Julien), Jacques Rivette abandonne et ne reviendra à la réalisation que deux ans après avec Merry-Go-Round (1978). Résultat : trois films certes bancals mais d’une grande vitalité, qui entraînent le spectateur dans la danse vertigineuse de leurs possibles.
Scènes de la vie de province
Ce bref récit de la genèse des trois films de Jacques Rivette ressortis par Carlotta est essentiel pour les aborder avec le recul et la bienveillance qu’ils requièrent : si Noroît, adapté d’une pièce du XVIIe siècle du dramaturge anglais Cyril Tourneur, est globalement bien tenu, Duelle et surtout Merry-Go-Round n’ont pas la puissance des meilleurs Rivette. Le diagnostic est à chaque fois différent : Noroît est légèrement trop allusif dans son esquisse des rapports de force entre les personnages, Duelle freine son beau potentiel fantastique en multipliant les ruptures de ton pas toujours bien amenées et Merry-Go-Round est ce qu’il est – une belle ruine ; les vestiges d’un film-fantôme au tournage chaotique. En attendant d’admirer le retour du réalisateur à la grande forme avec le magnifique Le Pont du Nord (1981), examinons plus en détail ces films de transition qui, malgré tous leurs défauts, s’avèrent passionnants en bien des points.
Le titre originel de la tétralogie – Les Filles du feu –, en nous mettant sur une piste nervalienne, risque de décevoir rapidement le spectateur qui chercherait, dans chacun des films, une proximité étroite avec l’œuvre du poète maudit. En effet, cette proximité ne réside en l’occurrence pas vraiment dans la peinture des figures féminines : elles sont en un sens trop indépendantes, trop autonomes chez Rivette pour ressembler à leurs consœurs de littérature, toujours mêlées, chez Nerval, aux projections d’une psyché masculine. La passerelle entre Nerval et Rivette est ainsi plutôt à trouver dans l’arrière-plan, dans le décor, qui revêt ici une importance capitale. Depuis son premier long-métrage, Paris nous appartient (1960), on connaît de fait la fascination du metteur en scène pour les rues de Paris, la vie publique et secrète qui anime la capitale. D’où la surprise de découvrir trois films dont l’intrigue se déroule essentiellement en dehors de la ville : de la banlieue parisienne proche et lointaine (Merry-Go-Round, Duelle) à la Bretagne battue par les vents (Noroît), Jacques Rivette semble ici s’accorder une petite excursion provinciale à la croisée des lieux et des temporalités.
Cette friction permanente entre des temps et des territoires très éloignés les uns des autres contribue à la beauté secrète de la trilogie, à son charme presque accidentel : les pirates de Noroît, vêtus de tenues bariolées, rappellent les hippies désenchantés de Out 1, et les entendre déclamer leurs lignes de dialogue avec une diction toute théâtrale participe de la création d’un sentiment d’autarcie — comme si nous épiions les différents moments d’une vie souterraine. Dans Duelle, le schéma est presque inversé : le décor est celui du Paris (et alentours) de 1976 que vient promptement habiter un imaginaire vaguement celtique, qui puise dans des mythes ancestraux (deux immortelles aux pouvoirs magiques et maléfiques reviennent un temps sur terre pour se livrer à un duel) pour les confronter à un schéma de film noir. Dans Merry-Go-Round, enfin, la fuite et l’errance du duo formé par Maria Schneider et Joe Dallesandro devient comme le prétexte à un voyage dans le temps qui construit peu à peu son espace propre — un univers tout enfantin (comptines, rébus, portes secrètes) aux curieux airs de roman familial.
Danser, chanter, jongler avec les images
Noroît commence avec une scène de lamentation rythmée par les gestes très « dansés » de Geraldine Chaplin. Duelle s’ouvre sur un plan-séquence virtuose au début duquel Hermine Karagheuz tente d’avancer sur un gros ballon en plastique. Merry-Go-Round, avec un prologue très intrigant où deux musiciens (un contrebassiste et un saxophoniste) entament une mélodie dissonante qui reviendra, par salves, dans le reste du film. Autant d’amorces qui, à elles trois, forment un programme discret : retrouver une certaine naïveté du langage cinématographique ; ses débuts forains et sa parenté originelle avec l’art théâtral (au sens large). En ce sens, chacun des trois films tient plutôt bien ses promesses et contient son lot de « moments forts », d’échos mutuels qui justifient leur ressortie simultanée. L’une des scènes les plus habiles de Noroît est ainsi une forme d’hommage à la fameuse saillie de « théâtre dans le théâtre » de Hamlet : en manière d’avertissement à son ennemie Giulia (Bernadette Lafont), Morag (Geraldine Chaplin) mime, lors d’une représentation théâtrale, le meurtre qu’elle vient de commettre. La caméra suit les mouvements soudains et virevoltants de Chaplin, suggérant alors que le film dans son ensemble n’est peut-être rien d’autre qu’une danse macabre. Dans Duelle, la musique au piano jouée en direct à l’intérieur du plan confère à la mise en scène cette tonalité ambivalente – entre divagations enfantines et suspense tragique – commune à beaucoup de films de Rivette.
Mais ce flottement entre arts du cirque, théâtre, danse, chant et improvisation musicale est aussi à saisir dans sa posture face aux images, à un niveau que l’on pourrait plus spécifiquement qualifier de « théorique » : à chaque fois, et à des degrés divers, Jacques Rivette joue de ces tâtonnements et de ces transferts d’une forme d’expression artistique à une autre pour exhiber la frontière poreuse entre les images et leurs doubles possibles. Chaque film donne alors l’impression d’être un agglomérat tant subtil que fragile de plusieurs récits envisageables, tissés à partir d’images disparates voire contradictoires : vers la fin de Duelle, une scène de rencontre entre Bulle Ogier et Nicole Garcia, fragmentée par des plans très granuleux, en noir et blanc (là où le reste du film est en couleur), suggère l’idée que le personnage d’Ogier est simultanément ici et là-bas, et que le film pourrait basculer à tout moment de l’autre côté de l’image dominante. De façon similaire, à la fin de Noroît, les prises de vue du duel, en son et en couleur, sont trouées de plans muets en noir et rouge puis en noir et blanc, comme si le film mettait soudain en concurrence trois visions différentes – et cependant presque identiques – sur un même événement.
À ce titre, Merry-Go-Round reste sans aucun doute le plus émouvant des trois films : parce qu’il se borne presque à ne refléter que les pleins et les creux de son tournage difficile sans toutefois renoncer à son idéal de fiction, le film prend toutes sortes de voies détournées et aventureuses pour recoller ses morceaux. Placé sous le signe de l’improvisation (ce plan d’ouverture, donc, sur les deux musiciens dans leur studio), le récit trace en même temps plusieurs lignes narratives qui, si elles sont loin de dessiner un ensemble harmonieux, ont le mérite de ne pas s’épuiser dans leur exubérance ni dans leurs nombreux pas de côté. Progressivement, nous gagne alors la sensation troublante d’assister et de participer à une gigantesque chasse au trésor qui se met en place sous nos yeux et dont l’objet – hormis les images, les visions, les intuitions rencontrées en cours de route – serait incertain. Peut-être est-ce tout simplement cet état indéfini – quelque part entre la transe et la douleur de vivre – dans lequel Maria Schneider paraît constamment plongée : comme elle, le film tient à peine sur ses jambes mais ne s’effondre pas pour autant. Vers le début du film, l’actrice se retourne vers une femme plantée dans un hall et lui demande de but en blanc : « Quel rôle jouez-vous dans tout ça ?» – question que tout film de Jacques Rivette pose certes à un moment ou à un autre. À la différence près qu’elle acquiert ici une dimension subitement tragique : telle la Marilyn Monroe des Désaxés, Maria Schneider semble à jamais perdue dans la maison de fous que Merry-Go-Round aura bâtie autour d’elle.