Deuxième volet de notre série d’articles consacrée au cinéma d’Abbas Kiarostami, à l’occasion de la réédition progressive de son œuvre chez Potemkine et en amont de l’exposition du Centre Pompidou (accompagnée d’une rétrospective intégrale), qui devrait finalement s’ouvrir en avril 2021. Au programme cette fois-ci : la trilogie de Koker, un village où le cinéaste a réalisé trois de ses films les plus emblématiques (Où est la maison de mon ami ?, Et la vie continue, Au travers des oliviers).
La nuit est déjà tombée sur le village de Koker. Dans la maison, le jeune Ahmad (Babak Ahmapoor) est agenouillé sur un tapis et s’apprête à faire ses devoirs quand la porte donnant sur la cour s’ouvre subitement, sous l’effet d’une bourrasque, et le détourne de son cahier. Dehors, au milieu des longs draps blancs dans lesquels le vent s’engouffre violemment, sa mère ramasse le linge encore suspendu sur l’étendoir. Au loin, un chien aboie et l’orage menace. De toute évidence, quelque chose est en train de (se) passer, mais cet événement majeur tient moins aux changements météorologiques observés qu’à un cheminement plus secret et intime. Une porte s’est ouverte et un regard a franchi le seuil. Ce regard, celui d’un enfant de huit ans, a mûri en élargissant le monde à son échelle.
De ce basculement décisif, la caméra d’Abbas Kiarostami se fait à la fois le témoin et l’écho dans Où est la maison de mon ami ? : située d’abord dans la pièce, à la hauteur d’Ahmad, elle finit par embrasser tout l’espace de la cour. Que sa mère soit alors présente à l’extérieur n’a rien de fortuit : elle est l’exemple à suivre. Malgré sa colère (le vent tempétueux qui vient gifler la porte devant son fils, rentré à une heure tardive), son autorité parentale s’adoucit étonnamment dans les gestes délicats d’une femme ramassant sa lessive. Telle est la lumineuse leçon (la scène se termine par un fondu enchaîné sur le tableau de la salle de classe d’Ahmad) donnée ici silencieusement : en faisant preuve de calme, elle s’émancipe des principes aliénants d’une punition patriarcale (un plan stupéfiant nous montre le père éteint, cherchant en vain une station sur son transistor). À son tour, Ahmad devra braver les règles (il fera les devoirs de son ami) pour sortir grandi de l’expérience vécue.
C’est que pour Ahmad, la notion de devoir revêt ce soir-là une dimension bien particulière : plus qu’à un impératif scolaire, il obéit à une raison morale. Ahmad doit en effet sauver son camarade de classe Mohammad (Ahmad Ahmadpoor), menacé d’expulsion par sa faute. Cet ami, à qui il a emprunté son cahier par mégarde, il l’aura cherché en vain tout le film afin de le lui rendre. Chez Kiarostami, les personnages trouvent rarement, sinon jamais, ce qu’ils cherchent, quand bien même ils ne font que ça, chercher, encore et encore. Chaque film du cinéaste iranien relève d’une quête impossible et pourtant en apparence dérisoire. Dans Où est la maison de mon ami ?, il suffisait seulement pour Ahmad de gravir la colline pour se rendre au village d’à côté et de trouver la bonne porte à laquelle frapper. Cette bonne porte s’avérera être, contre toute attente, la mauvaise : celle d’un vieux menuisier qui lui servira de guide et donnera un sens inattendu, sinon métaphysique, à son périple jalonné d’impondérables. En somme, nul paradoxe ici : les personnages de Kiarostami échouent à arriver à leurs fins car ils font d’emblée fausse route. Le but de leur périple se révèle au fil du temps, des détours et des rencontres imprévues. Il n’est de réussite que contrariée, de révélation que remise en cause. Aussi, on ne sait jamais vraiment quelle vérité se cache derrière une porte : alors qu’il arpente les ruelles de Poshteh à la recherche de son fameux ami, Ahmad croit l’apercevoir derrière une porte démontée masquant le corps qui la transporte. Le plan vaut alors à la fois comme suspens (quelle est l’identité de l’enfant caché ?) et gag visuel (la porte semble avancer toute seule). Chez Kiarostami, les secrets derrière les portes ont le pouvoir suprême de les déplacer.
Par-delà les décombres
Dans Et la vie continue, la terre a tremblé et les portes se sont effondrées. Les seules qui ont résisté restent verrouillées, comme celles que tente d’ouvrir sans succès le vieux sage retrouvé de Où est la maison de mon ami ?. L’acteur débonnaire joue cette fois-ci son propre rôle, mais dans une « maison de cinéma » qui n’est pas la sienne. Où est sa maison ? Sous les gravats à Poshteh. Et la fictive ne saurait dès lors remplacer la vraie. Elle est une façade sans profondeur qui fait illusion – ce qu’il ne se prive pas de dire à Kiarostami par le truchement de son double fictionnel à l’écran, un faux cinéaste (Farhad Kheradmand) venu en voiture avec son fils sur le lieu du séisme. La scène s’avère bouleversante en cela qu’elle est un aveu d’impuissance : le cinéma fabrique une réalité qui n’est en rien le réel. La porte résiste de manière imprévue et c’est tout le dispositif cinématographique qui, devant la caméra, devient soudainement visible. Si Et la vie continue documente le désastre et les tentatives de reconstruction solidaires suite au terrible tremblement de terre survenu dans le Nord de l’Iran en 1990, il renseigne aussi sur la fragilité d’un film tourné sur des décombres, en révélant l’envers du décor et les petits arrangements dont s’accommode toute fiction, voire tout art. Une porte close aura donc suffi à faire trembler le cinéma.
Dans ce village isolé où subsistent encore quelques maisons et solides pans de murs au milieu des gravats éparpillés, le cinéaste fictif accompagné du jeune Pouya (Buba Bayour) s’accordent une pause. La séquence, très belle, s’apparente à une longue parenthèse contemplative. Que reste-t-il à voir quand tout a disparu ? Sur quoi les portes ouvrent-elles encore ? Alors que le cinéaste observe attentivement tous ces menus gestes rythmant un quotidien à réinventer (une famille tente de regagner sa demeure en partie détruite, une femme lave les cheveux d’un homme), son regard va se focaliser sur le chambranle d’une porte délabrée et restée au sol. Dans le même temps, un extrait du Concerto pour deux cors de Vivaldi retentit. La caméra opère alors un lent zoom avant qui déborde l’encadrement de la porte et se poursuit en direction de la nature verdoyante à perte de vue. De sorte que le regard de Kiarostami prolonge puis se substitue à celui de son personnage, dont la position en contre-bas ne peut objectivement lui permettre de voir sinon au-delà du chambranle, du moins aussi loin. Ce dernier se résoudra d’ailleurs à monter à la hauteur de la porte afin de regarder lui aussi le paysage filmé en amont. Les mouvements de caméra sont rares chez l’Iranien (si elle se déplace, c’est à bord d’un véhicule ou lors de panoramiques), au même titre que les zooms. Aussi, ce choix revêt ici une dimension essentielle, dans laquelle il faut voir davantage qu’un simple glissement de point vue de l’homme mortel vers la nature impassible ou une dialectique du regard liant le particulier à l’universel. Il figure surtout un regard qui se donne à voir comme tel, tout comme la musique se donne à entendre. Par-delà l’indifférence des ruines, par-delà la fiction et ses leurres, un regard n’en finit pas de regarder. Il est cet « égard pour ce qui est là », comme l’a écrit magnifiquement Jean-Luc Nancy , cette présence qui valide l’existence du monde : son évidence.
La mère nature
Dans l’œil d’une caméra, la nature se déploie, impressionnante. L’homme ne fait qu’y passer : il en est une composante mobile mais non privilégiée, empruntant le chemin naturellement aménagé par le paysage lui-même. Dans Et la vie continue, l’escarpement d’une route sinueuse impose au conducteur-cinéaste de s’y reprendre à plusieurs fois pour la gravir, de reculer pour mieux avancer dans un environnement naturel, immuable et indifférent à sa présence. Le panthéisme de Kiarostami a ceci de singulier qu’on ignore s’il procède de la volonté divine, du hasard ou de la nécessité. Dans ses films, on rencontre le paysage comme les gens qui l’habitent, et la patience s’avère indispensable pour transformer une somme de contraintes en parcours fondateur. Le territoire dicte ainsi sa loi, en face de laquelle celle des hommes et leur empressement pèsent peu. Que la terre tremble et c’est tout un monde qui s’en trouve chamboulé et une temporalité redéfinie. Nombreux sont ainsi les films qui font du paysage l’ultime point de fuite de personnages en passe de changer de route et de vie. Filmés de loin, ils disparaissent de l’écran après l’avoir arpenté une dernière fois. Au travers les oliviers annonce en quelque sorte ce programme : le récit s’achève parmi les arbres majestueux et les grandes étendues de verdure par une traversée bucolique où deux corps se rejoignent pour n’en former plus qu’un. La scène, attentive aux moindres frémissements de la nature, accouche sans doute de la plus belle des histoires. Une épiphanie amoureuse dont le spectateur ne saura rien vraiment ; tout juste assiste-t-il à la course effrénée de Hossein (Hossein Rezai) qui laisse entendre, nonobstant le mutisme persistant de sa dulcinée, qu’elle a fini par céder à ses avances et accepté sa proposition de mariage.
Parmi les nombreuses échappées du regard dans le paysage qui ponctuent les films de Kiarostami, celle qui clôt Au travers les oliviers compte assurément parmi les plus émouvantes. Pour en saisir la portée, il faut se souvenir de la séquence de tournage qui la précède, celle où Hossein, entre deux prises, converse sur un balcon avec Tahereh (Tahereh Ladanian), sa femme fictive qu’il voudrait réellement épouser. Il s’échine à la convaincre qu’il serait, contrairement au rôle qu’on lui a attribué, un mari des plus respectueux et volontiers enclin au partage des tâches dans son foyer. Lui, debout, argumente beaucoup, tandis qu’elle, assise et toute occupée à feuilleter les pages d’un cahier, fait mine de l’ignorer en ne pipant mot. Au milieu, entre les deux personnages, figure encore l’espace vacant d’une porte ouverte. Et que voit-on dans l’encadrement de cette porte ? Un arbre dans une cour, avec à son pied des fleurs. Hossein viendra en cueillir une pour la lui donner. Un cadeau qui, comme celui offert par le vieux menuisier à Ahmad dans Où est la maison de mon ami ?, est un gage de bienveillance, « un bon signe » comme le confiera encore Hossein à Tahereh, toujours insensible à ses gestes d’amoureux transit. Ce qui fait signe ici tient moins dans le don que dans le lien originel existant entre l’homme et la nature, cette nature implantée au cœur même de la maison, qu’aucune porte ne saurait cacher. Ce monde en soi ne fait mystère de rien, si ce n’est de l’absurdité des hommes qui doivent composer davantage avec les lois avalisées par leurs impératifs sociaux qu’avec les séismes. Suspendu aux lèvres de Tahereh, le destin de Hossein aurait pu ressembler à un mauvais film, à une catastrophe. Quelques mots auront pourtant suffi à l’emplir de joie et à modifier in extremis sa course, comme si, perdu au milieu d’un champ de blé, l’homme restait encore à inventer.