2020 devait être une année faste pour les amateurs d’Abbas Kiarostami, avec notamment l’organisation d’une exposition au Centre Pompidou (accompagnée d’une rétrospective intégrale), finalement reportée en 2021 suite à l’épidémie de Covid-19. Heureusement, Potemkine réédite cet été une première partie de sa filmographie. L’occasion d’évoquer deux de ses films majeurs, Le Goût de la cerise et Le Vent nous emportera, avant de revenir, dans les mois à venir, sur la parution programmée de la trilogie Koker et des films des années Kanoon.
Une voiture progresse sur un chemin en terre sinueux et adossé à une colline. Le plan est large, le panoramique lent et le paysage vallonné totalement investi par des à‑plats de couleurs ocre. S’il est une image qui vient immédiatement à l’esprit lorsqu’on évoque le cinéma d’Abbas Kiarostami, c’est bien celle-ci : l’incessant mouvement d’un véhicule tout-terrain qui chemine, monte et descend, s’arrête et repart, tourne et retourne, en rond assurément, laissant derrière lui une trainée de poussière. Une trajectoire sans fin ni véritable début, comme celle empruntée par les films de l’Iranien, déposant notre regard au seuil d’un récit commencé sans nous et poursuivi au-delà de la projection. Un regard aussitôt mis en attente de voir, de savoir, un regard tenu de durer, à l’instar des personnages qui attendent patiemment leur heure. Une voiture avance jusqu’à ce que, chemin faisant, vienne ce moment de bascule où le rythme des allers-retours, des plans qui se répètent et des gestes ressassés le cèdent à la mélodie : une musique se fait alors entendre – chose rare chez Kiarostami. Une marche funèbre pourtant égayée par la trompette enjouée de Louis Amstrong , « St. James Blues Infirmerie », dans Le Goût de la cerise ; une pièce néoclassique et contemplative du pianiste perse Peyman Yazdanian dans Le Vent nous emportera. Et que voit-on ? Une vidéo du tournage apparentée à un post-scriptum dévoile des militaires décontractés ramassant des fleurs et flânant, tandis que l’acteur principal Homayoun Ershadi, enfin souriant, allume une cigarette à son metteur en scène, Abbas Kiarostami en personne ; un os lancé en l’air finit sa course dans une rivière et se laisse porter par les ondulations hasardeuses du courant. Le bonheur, comme un souffle léger, comme une musique allègre et délicate, envahit l’écran, niant soudain cette mort et ce silence qui tenaient lieu de ciel. Non que ce fugace bonheur la congédie à jamais : tout juste donne-t-il à celui qui roule, gravit la colline et s’égare dans ses lacets la possibilité de sortir du trou dans lequel il perdait pied.
Trou noir
Au centre du Goût de la cerise et du Vent nous emportera, il y a donc un trou. Noir, creusé à la main et situé près d’un arbre, planté-là comme un repère ancestral et après lequel « il n’y a rien », prévient un des quatre personnages siégeant dans le véhicule aperçu au tout début du Vent nous emportera, voix qui porte mais dont le corps restera invisible, ajoutant aussi : « on roule sans but ». Rien ? Le Goût de la cerise se terminait précisément sur ce « rien », finissait même par deux fois, d’abord dans le trou, la nuit, puis en dehors, du trou et de la fiction, le jour. Deux fins et aucune conclusion véritable : pas plus qu’on ne saura si M. Badii est finalement passé à l’action, on ne connaîtra l’issue du post-scriptum vidéo qui semble venir parachever le film pour en commencer un autre. Dans le trou demeurera l’énigme d’une fin irrésolue, comme recouverte d’une poignée de terre que nul orage zébrant le ciel ou pluie salvatrice ne viendra éclairer. Mais après cette béance, les tremblements de l’image vidéo, sa texture immédiatement chaleureuse, ses couleurs chatoyantes et l’ambiance festive concordent à façonner un univers apaisé, un ordre nouveau composé d’images en train de se faire (le documentaire du tournage). Un monde inachevé et vibrant constitué sur les vestiges d’un précédent, plus prosaïque, et entériné par le changement de support visuel. Si le trou marque un hiatus dans Le Goût de la cerise, il ouvre également un passage pour le regard, soudain libéré des impératifs de la fiction et rendu à sa nature contingente et sensible d’œil qui voit, sent, écoute (la musique encore, le vent toujours). Dans le trou, la vie ralentit pour reprendre son souffle.
Ce souffle vital se trouve d’abord coupé dans Le Vent nous emportera, lorsque le fossoyeur, lui aussi absent à l’écran, s’écroule sous les décombres dans la fosse qu’il creusait, quelque part dans le cimetière dominant le village. Après l’éboulement, Kiarostami dévoile frontalement cette excavation obscure, ronde et profonde, la fumée qui s’en échappe, le toussotement, en bas, qui résonne avant de laisser place au silence et à l’appel d’air. Ce trou noir où git proprement l’inconnu évoque une pupille géante, celle d’un œil qui regarde tout autant qu’il est regardé, point aveugle au milieu d’un monde en perte de sens. Témoin impuissant de la scène, le personnage de l’ingénieur (Behzad Durani), dont le masque de séduction, une fois tombé, révèle en vérité un journaliste venu guetter la mort au travail (celle de la doyenne du lieu tardant à venir et prolongeant son séjour jusqu’à l’absurde), se retrouve soudain sommé d’agir. Cet intrus en quête de légitimité et de réseau (l’ironie voulant que son téléphone capte seulement dans le cimetière), le plus souvent regardé du coin de l’œil par les villageois, se met aussitôt à courir, droit devant lui, pour trouver de l’aide. Il donne enfin une direction concrète à sa vie et une portée à sa mission qui piétinait. Comme un homme mu par le seul désir d’en sauver un autre, il remonte à toute vitesse dans sa voiture, qui servira quelques minutes plus tard à transporter le corps souffrant de l’accidenté, dont on ne verra qu’un pied nu collé contre la vitre, rectangle de peau terreux qui vaut comme présence, sinon existence.
En quelque sorte, Kiarostami filme ici ce à quoi il s’était refusé dans Le Goût de la cerise : le trou (où l’on cherche la réponse à ses questions) et son envers fictionnel – la vie qui continue. Et si cet inconnu qui le regardait, depuis le fond de cette fosse assez peu commune, n’était autre que l’intérieur de lui-même, ce vers quoi on finit toujours par se tourner quand, semble-t-il, plus rien ne va ? En sauvant in extremis le fossoyeur, l’ingénieur, étouffant dans son rôle d’observateur patenté, ébranlé par un sentiment d’inexorable, a surtout sauvé sa propre personne. Chez Kiarostami, on plonge dans le trou pour mieux s’en relever et refaire surface. Tout est une question de temps et de patience, et chez le cinéaste, le temps est toujours du côté des personnages, qui n’ont finalement rien de mieux à faire qu’à attendre que quelque chose (se) passe. Et quand arrive ce moment-clé, ce point d’orgue qui est rarement l’événement attendu, tout s’accélère subitement de sorte qu’ils se sentent dépassés, traversés par l’idée conjointe de perte et de survie. Aux villageois, l’ingénieur cède ainsi dans la précipitation sa voiture qui ne le menait nulle part pour un moyen de transport plus modeste : la moto d’un médecin philosophe. Assis derrière lui, il se laisse doublement guider, par sa conduite et ses raisonnements plein de bon sens qui emplissent tout l’espace. Lui n’a plus rien à dire, juste à écouter et à prendre conscience de la nature harmonieuse qui l’entoure.
L’envergure du monde
Dans Le Goût de la cerise, une séquence magnifique illumine tout le cinéma de Kiarostami. Une gageure d’autant plus remarquable que la séquence en question déploie les motifs peu lumineux de l’ensevelissement, de la poussière et de l’effacement de la figure. Cette séquence est déjà particulière en cela qu’elle nous montre M. Badii debout, à l’extérieur de son Land Rover, déambulant dans un lieu a priori peu attractif : une carrière de terre. Un paysage désertique où il assiste, médusé, au ballet des pelleteuses et au déversement des pierres dévalant le long des collines en de grands nuages de poussière, quand elles ne sont pas broyées mécaniquement, une fois rassemblées au niveau du sol. Mais quelque chose attire encore davantage l’attention de M. Badii : son ombre. Projetée à la verticale sur un mur jaune, elle tend d’abord à se confondre avec celle des engins alentour et l’écoulement de matières depuis la hauteur des énormes monticules de terre. Déposée à l’horizontale sur un tamis métallique, la voilà ensuite écrasée et recouverte au milieu des cailloux, mise littéralement au tapis. Cette ombre ainsi menacée et malmenée, peut-être prémonitoire, paraît l’atterrer, comme si elle était celle d’un autre, déjà dissociée de lui-même et que, à ses côtés, il n’était plus vraiment vivant, un regard sans vie. Et M. Badii, dans un état second, de s’asseoir alors et de s’enfoncer peu à peu dans une fumée de plus en plus épaisse et envahissante. Au point de disparaître quelques secondes à l’écran, jusqu’à ce qu’un ouvrier ne l’extirpe de cette hébétude en l’interpellant et en lui demandant de se réveiller. Parce qu’il doit travailler, travailler pour vivre quand lui travaille désormais à ne plus vivre.
On voit là tout ce que cette séquence hypnotique doit au cinéma moderne, à la scénographie lacunaire, à l’errance, à l’absence à soi et au monde, à l’incertitude des sens. Ce désert de pierre laissé au gré d’une poussière qui efface toute trace de vie en évoque un autre, rouge, celui d’Antonioni. Reviennent alors à la mémoire le souvenir de cette fumée crachée par les usines, de cette brume échappée des marécages, de tout ce brouillard qui avale les personnages du réalisateur italien, solitaires sans perspective, fantômes susceptibles de disparaître à chaque instant. Mais la beauté de cette séquence dans Le Goût de la cerise vient autant de ce qu’elle brasse du passé (un certain cinéma moderne du vide et du ressassement) que de ce qu’elle finit par en extraire ; un acharnement à vivre qui en appelle à une métamorphose et un changement de cap. Nuls aubes interminables ou crépuscules sans fin chez l’Iranien. Viendra toujours ce moment où il faudra remonter dans son véhicule (ou celui de quelqu’un d’autre dans Le Vent nous emportera), prendre la route, encore, emprunter ces lacis de chemins droit sortis de l’horizon et circuler parmi des champs où la terre est partout souveraine. Tout ce chaos aménagé désormais en refuge, que la parole d’un sage éclaire sous un jour nouveau : un taxidermiste qui prétend tuer pour apprendre à vivre et qui s’est glissé dans le film et la voiture de M. Badii comme par enchantement, sans mot dire, surgi d’on ne sait où – autre trou dans le récit – pour lui suggérer à présent le raccourci à prendre.
Afin de mettre en scène cette rencontre décisive, Kiarostami recourt essentiellement à des panoramiques articulant les déplacements au paysage, qui n’est alors plus perçu comme un cadre de l’action ou un prolongement métaphorique de l’état psychologique des personnages. C’est une surface sensible que restitue le réalisateur, d’une grandiose indifférence et poésie, où l’homme est ramené à sa juste échelle et à sa mobilité. De façon identique, à la fin du Vent nous emportera, la moto du médecin avance au milieu de champs de blé qui occupent notamment le premier plan. Des formes, des volumes, des couleurs : le monde entier est là, devant nous, rempli à ras-bord par le frissonnement des hautes herbes qui s’agitent, les arabesques des collines, les variations du ciel à perte de vue. Les mots prononcés par le médecin (« Quand on ferme les yeux, c’est pour ne plus revenir ») sont aussi clairs que l’eau de roche dans laquelle l’ingénieur finira par abandonner le fémur transporté dans sa voiture comme une relique. Ils donnent au silence des morts un surcroît de profondeur et à l’absence cette rayonnante profusion de sensations. Tout le cinéma de Kiarostami aspire à cette limpidité et cette sérénité, à cet indicible qui se fraye une voix vers la formulation et envahit les images jusqu’à nous faire ressentir l’envergure du monde.