La valeur affective qui nous lie aux cinéastes se situe dans la propension à ce que leurs films s’infiltrent dans notre regard et même jusque dans nos vies sans que ces dernières ne ressemblent à celles qui se déroulent dans l’oeuvre. Pour celui qui écrit ces lignes comme pour de nombreux autres, Abbas Kiarostami est de ceux-là. Dans un tel cas, la disparition procure un très pénible sentiment de perte, car c’est la fin d’une conversation intense, intime et fertile. Au-delà des grandes caractéristiques de l’art kiarostamien (un vertigineux dialogue entre les puissances du vrai et du faux, la réversibilité entre la fiction et le documentaire…), c’est peut-être le partage et l’expérience du regard qui fondent ce lien si particulier avec une filmographie débutée par le court métrage Le Pain et la rue (1970), et dont Like Someone in Love (2012) sera le dernier jalon.
Ce partage du regard se manifeste dans les films par des durées – on a le temps de faire l’expérience des visages, des situations, des paysages. Mais cela est peut-être secondaire par rapport aux circulations entre le regard du cinéaste, celui des personnages et du spectateur. Kiarostami a beaucoup travaillé la question de l’énonciation, organisant de multiples déplacements au sein des films, et se déplaçant lui-même en eux – apparaissant à l’occasion, à la fin du Goût de la cerise (1997), dans Close-Up (1990). Dans Le Passager (1974), Qassem, un enfant pauvre de province, veut coûte que coûte se rendre à un match de football de l’équipe nationale d’Iran à Téhéran.
Lors d’une séquence magnifique, le garçon se prend au jeu d’une session photographique avec un appareil qu’il sait, ainsi que son acolyte, vide de toute pellicule ; il manipule les corps des sujets photographiés dont il fait le portrait contre quelques pièces pour financer son voyage, il donne des indications de poses dont aucune image ne pourra témoigner, sinon celles du film où Kiarostami épouse avec la caméra le point de vue de l’appareil photo de l’enfant – son regard. Qassem veut vivre de l’intérieur ce qu’il perçoit par le biais de représentations : les images dans les journaux qu’il dévore avec avidité, les posters qui tapissent les murs de sa chambre. Et surtout il désire voir ces images bouger, veut passer de la photographie au cinéma. Pour cela il lui faut faire l’expérience du match par le regard – avec quel cruel finale ! Premier double du cinéaste manipulateur, Qassem annonce le fascinant Hossein Sabzian, l’imposteur de Close-Up qui se fait passer pour le cinéaste Mohsen Makhmalbaf. Abusant une famille bourgeoise avec cette imposture, Sabzian élabore une fiction vertigineuse que Kiarostami reconstitue dans une instabilité qui retire tout sol sous les pieds du spectateur. Ce vertige est aussi le partage de celui vécu par le cinéaste lui-même en prenant connaissance de cette histoire par le biais d’un article de presse, puis en rencontrant les protagonistes de cette affaire.
Un autre jalon de ces personnages-cinéma se trouve dans Expérience (1973) qui suit l’initiation de Mohammad, jeune apprenti chez un photographe à Téhéran. Lors d’une soirée, seul dans la boutique, il contemple des clichés, puis dresse et fait défiler devant ses yeux des rouleaux de pellicule, son regard est devenu un projecteur dans un poignant moment d’émancipation par l’imaginaire – et le cinéma – d’un dominé, comme Sabzian, comme Qassem.
Certains ont reproché à Kiarostami une tiédeur dans ses prises de position politiques dans l’Iran des Mollahs. Il est pourtant difficile de trouver un cinéma plus émancipé et démocratique. Cela est lié au fait que les prises de position ont toujours été internes aux films, pas – ou, plutôt, très peu – dans des prises de parole extérieures à eux. La perception de la charge politique subversive passe par l’expérience et le partage de ces regards des personnages kiarostamiens en quête d’émancipation. Avec Qassem dans Le Passager, Mohammad dans Expérience, Sabzian dans Close-Up, Kiarostami délègue une part du cinéma à des personnages qui sont aussi ses alter ego, comme s’il s’agissait de partager les pouvoirs. Cette délégation trouve une sorte d’accomplissement dans Ten, dont le dispositif se fonde sur l’effacement du cinéaste – deux caméras numériques saisissant la conductrice et les passagers à l’intérieur d’une automobile qui circule dans la tentaculaire métropole de Téhéran.
Kiarostami, qui pouvait se montrer rosse avec des acteurs pour la plupart non-professionnels, confie aux interprètes une scène où ils ne sont pas dirigés – le cinéaste était quelque fois recroquevillé dans l’auto, mais le plus souvent absent du « plateau ». Ten est en ce sens le point d’aboutissement d’une réflexion profonde sur le fait de faire du cinéma, envisagé comme le partage d’un pouvoir cinématographique que Kiarostami retrouve, après coup, par le biais d’une prodigieuse leçon de montage.
Il n’est pas question, dans cette forme d’hommage, de rendre compte d’une œuvre extrêmement cohérente mais soucieuse de toujours explorer et se réinventer. On notera toutefois combien cette filmographie parvient à faire cohabiter la radicalité et une douceur bienveillante, une limpidité philosophique, la fable et la réalité, une poésie sans aucun forçage, car toujours basée sur une émergence tranquille. Cette œuvre est un précieux et inestimable bagage qu’il nous appartient désormais, maintenant qu’elle se conjugue au passé, de faire vivre.