Troisième et dernier volet de notre série d’articles consacrée à Abbas Kiarostami, à l’occasion de la réédition progressive de son œuvre chez Potemkine. Au programme cette-fois ci : les films produits par la Kanoon, et plus spécifiquement les nombreux courts-métrages réalisés par le cinéaste.
Abbas Kiarostami intègre Kanoon en 1969. Dans ce Centre pour le développement intellectuel des enfants et des jeunes adultes créé en 1964, situé à Téhéran et encore en activité aujourd’hui, l’Iranien officie d’abord comme graphiste, avant d’intégrer le département cinéma et théâtre, dont il a initié le développement. Au sein de cette institution publique gouvernementale, il tourne de nombreux films à visée pédagogique, pour la plupart centrés sur les activités des enfants ou les compétences qu’ils étaient censés maîtriser (par exemple, l’hygiène dentaire dans Rage de dents ou l’identification des couleurs dans Les Couleurs). Pour autant, le cinéaste jouit également d’une liberté totale qu’il met à profit en expérimentant divers formats (du court au long-métrage), modes de narration et techniques d’enregistrement. À l’occasion de la parution en Blu-ray chez Potemkine de dix-huit films réalisés entre 1970 et 1989, amusons-nous à relever, sous la forme de notes, quelques thèmes et motifs qui viennent dessiner en filigrane les grands axes de l’œuvre à venir.
Dans la rue
Un enfant déambule dans une ruelle de Téhéran. Soudain, il est stoppé net par l’aboiement d’un chien errant qui l’oblige à revenir sur ses pas. Comment va-t-il pouvoir passer malgré tout pour accomplir sa tâche (ramener du pain à la maison) ? Comment contourner un imprévu qui vient chambouler l’ordre des choses ? Le postulat du Pain et la rue (1970), le premier court-métrage d’Abbas Kiarostami, relève d’une équation personnelle qu’aurait affectionné Gide : au problème, substituer les solutions. Patienter, anticiper, imaginer, tenter sa chance, profiter éventuellement d’une opportunité : dans la rue partiellement plongée dans l’ombre, un enfant observe autour de lui pour y voir plus clair. Il prend la mesure du temps qui passe et de la vie défilant sous ses yeux. Se déploie alors une géographie de l’action par laquelle un endroit donné devient un lieu de passage que le regard investit et rend, littéralement, vivant. Arrêté dans son élan, guettant le moment opportun, l’enfant prend le pouls du monde pour mieux voir ce dernier s’animer et lui emboîter le pas. Il apprend à s’inscrire dans ce mouvement de va-et-vient et, usant de son ingénuité, trouve sa propre voie (il finira par amadouer le chien en lui jetant un morceau de pain). D’un arrêt subit et d’une contrariété, le film a ainsi fait une marche en avant.
Cas d’école
Chronomètre en main, des enfants désordonnés mettent-ils plus de temps à entrer et s’asseoir dans un bus que s’ils sont disciplinés ? Si la réponse tient de l’évidence, l’intérêt d’Ordre ou désordre (1981) réside toutefois moins dans son didactisme que dans ses effets de distanciation. Alors que la caméra enregistre en plan fixe une même situation soumise donc au principe de l’ordre ou du désordre, Kiarostami commente les images et s’informe du bon déroulement des opérations. Il se regarde dire. Sa démonstration, tout comme sa méthode de tournage, ne font pas illusion : la saisie du réel participe d’une préparation savamment calculée, d’un artifice. Reste le hasard, toujours susceptible de venir perturber le dispositif de filmage. À la fin du film, une nouvelle situation permet de visualiser un carrefour filmé en contre-plongée où des feux ordonnent l’ordre de circulation. Des passants traversent pourtant la route sans respecter la règle de priorité qu’ils impliquent, semant ainsi un désordre imprévu (les voitures sont obligées de ralentir ou de s’arrêter pour laisser passer les piétons intrépides). Ce plan se voit coupé sur le champ, puis il est remplacé par une autre prise, selon la volonté affichée du cinéaste qui semble jouer de la situation comme un enfant. Le résultat ne s’avère cependant guère plus probant et prête même à sourire : le problème se répète et aller à la rencontre du monde ouvre encore une fois au contingent qui, toujours, a le dernier mot.
Règles
Dans Le Concitoyen (1983), Kiarostami filme aussi un carrefour particulièrement animé mais, cette fois-ci, plutôt que de surplomber l’action, il place sa caméra à hauteur d’un agent de la circulation chargé de faire respecter une règle commune : le 23 octobre 1980 est décrété un plan de restriction de la circulation automobile à Téhéran. Le déplacement des véhicules privés dans le périmètre du centre de la capitale est de fait soumis à la présentation d’une autorisation. Durant un peu plus de quarante-cinq minutes, un flux ininterrompu de conducteurs bien décidés à passer coûte que coûte met ainsi à rude épreuve le sang-froid de l’agent, qui ne sait plus où donner de la tête. Se sachant filmé, ce dernier se montre d’abord exemplaire et intransigeant, tandis que les différents automobilistes s’emploient quant à eux à jouer volontiers le rôle de victime et redoublent d’imagination pour justifier de leur supposé droit de passage. Répétées inlassablement, ces scènes de rencontre et de transaction, comme les affectionnera plus tard Kiarostami dans ses films de fiction, communiquent ici un sentiment d’épuisement et de lâcher prise. À la longue, l’agent se montre de moins en moins soucieux de l’image qu’il laisse de lui. C’est un corps balloté qui ne cherche plus à corriger son agacement, ses manquements, ni ses failles, et accepte sa singularité. Un corps qui ne triche plus et s’émancipe des formalités.
Paroles
De Devoirs du soir (1989), Kiarostami dit d’emblée, en voix off, qu’il « n’est pas tout à fait un film », mais plutôt « une recherche en images ». Le film décline une succession d’échanges avec des enfants qui témoignent des difficultés rencontrées pour faire correctement leurs devoirs dans un contexte familial inadéquat (alphabétisme ou absence des parents) et des violentes punitions physiques qu’ils se résolvent à subir. Assis derrière une table et visible à l’écran, le cinéaste interroge ces jeunes garçons, les filles n’ayant pas, à quelques exceptions près, droit de cité durant ces années Kanoon. Chacun défile ainsi tour à tour devant l’objectif de la caméra, dont la présence est également signifiée, de manière insistante. À la même question ressassée (« Pourquoi tu ne fais pas tes devoirs ? ») fait suite un flot de paroles ininterrompu qui est affaire de point de vue, de tous les points de vue (du regardé comme du regardant). Ce dispositif de l’interrogatoire fut déjà éprouvé dans deux autres documentaires antérieurs. D’une part dans Les Élèves du cours préparatoire (1985), où un directeur d’établissement, soucieux de faire respecter discipline et bienveillance, doit gérer humainement des litiges entre élèves, et d’autre part dans Cas n°1, cas n°2 (1979), vertigineuse cartographie de l’Iran post-révolutionnaire élaborée à partir d’un cas de figure fictif (un élève ayant perturbé une classe doit-il être dénoncé ou non par ses camarades ?). Différents protagonistes, dont des dirigeants politiques et spirituels ayant récemment accédé au pouvoir en renversant la monarchie du Shah, sont alors invités à réagir et à se positionner en fonction du cas énoncé. Multiplier les intervenants revient pour Kiarostami à diversifier et confronter les discours afin qu’aucune réponse, fût-elle libre puis proscrite (Cas n°1, cas n°2 sera censuré lors du durcissement intégriste du régime), ne puisse être fixée dans le marbre des certitudes. La parole donnée relève chez lui autant d’une traque que d’une dynamique active (ce que les nombreux trajets en voitures expliciteront ultérieurement dans ses longs-métrages) ; elle participe d’une « recherche » des vérités plutôt que de la vérité, qui se conjugue avec l’idée de démocratie (tout le monde a la même position de départ vis-à-vis d’une connaissance accessible à tous).
Match nul
Davantage qu’un brouillon (le film atteste d’une grande maîtrise), Le Passager (1974) peut être appréhendé comme une version liminaire de Où est la maison de mon ami ? (1987). Dans les deux films, un enfant déroge à l’autorité parentale et se lance dans un périple riche en rebondissements afin de parvenir au but qu’il s’est fixé. En vain : pas plus qu’Ahmad ne trouvera la maison de son ami, Qassem ne verra le match de foot qui l’aura fait s’enfuir de chez lui et opérer diverses transactions financières, voire braver quelques interdits. Rendue caduque, la finalité ajournée de son voyage met l’accent plutôt sur son cheminement individuel, fondé sur un pas commun, autrui étant toujours nécessaire à la progression et à l’apprentissage du héros kiarostamien. Nulle sanction morale ne vient conclure le parcours obstiné du personnage. Son échec n’est ni une punition, ni une victoire par défaut, mais seulement une manière candide de frayer sa voie à travers les normes. De trébucher sur la vie et de se relever, comme le font les enfants dans une cour de récréation.
Portrait
Expérience (1973) est un film rare et poignant dans la filmographie de Kiarostami. La parole y a peu cours. Au contraire, tout est affaire de silence et de portrait : moins celui de l’adolescence que d’un adolescent, c’est-à-dire d’une vie qui ne saurait les dire toutes. Subalterne dans un laboratoire photo, le jeune homme est amoureux mais, à bien regarder son visage découpé par de beaux clairs-obscurs, se lit chez lui une tristesse qui n’a pas d’âge. Souvent seul, pensif, l’adolescent ressemble à un personnage bergmanien plongé en lui-même, dont les menus gestes disent à la fois le poids du monde qu’il porte déjà sur ses épaules (il enchaine les basses besognes que lui ordonne son ingrat patron) et les fantasmes qui l’animent (séduire une fille de bonne famille qui l’éconduira sèchement). Se rêvant déjà adulte, trop adulte (il imite son père en lui empruntant sa moto, troque ses vêtements de tous les jours pour un costume), faisant mine d’oublier d’où il vient (il fait cirer ses chaussures percées), il en oublierait presque d’être (encore) un enfant.
Dans la roue
Un homme fait de l’autostop au bord d’une route de montagne. À ses pieds : une roue. Les véhicules passent mais aucun ne s’arrête ou n’est assez grand pour l’accueillir, lui et son encombrant objet circulaire. Las, l’homme se met à courir à toute allure sur l’asphalte en le faisant rouler à ses côtés avec la main. Bientôt, le spectateur ne sait plus, qui de la roue ou de l’homme entraine l’autre dans cette course folle à la destination inconnue. Solution (1978) dénote d’un sens du rythme et du découpage stupéfiant d’efficacité. Pas un cadrage qui ne soit pensé en dehors d’un impératif d’économie formelle et narrative, au point que le mince postulat du film fasse très vite figure de simple prétexte à une pure démonstration de mise en scène, qui rappelle aussi que Kiarostami, à ses débuts, bien avant d’incorporer l’institut Kanoon, a œuvré pour la publicité et son esthétique pragmatique. À chaque plan ainsi sa solution – et à la roue de renvoyer à la bobine d’un film.
Échappée belle
Nombreuses sont les cours de récréation filmées par Kiarostami durant la période Kanoon. Dans cet espace délimité, notamment par le cadre de la caméra, les enfants appliquent des consignes drastiques (se mettre en rang sur une ligne, en repérant le nom de l’élève placé devant soi), entonnent des prières collectives, nettoient le sol jonché de détritus ou pratiquent des mouvements de gym. Dans Les Élèves du cours préparatoire, tandis que tous les enfants s’activent, la caméra se focalise sur un enfant muni de deux béquilles et sans doute atteint de poliomyélite. Quand tous ses petits camarades lèvent les bras au ciel, lui demeure statique, esquisse un sourire d’impuissance, semble presque gêné d’être là. Quelques plans plus tard, Kiarostami lui accorde une magnifique scène suspendue, une épiphanie poétique qui tranche avec le reste du documentaire. Alors qu’il est stationné au bord d’une rue, un homme (son père ?) surgit et l’aide à monter sur le cadre de son vélo. Il s’ensuit une promenade musicale qui distille une profonde impression de quiétude et de douceur. Isolée, la scène ne dit rien d’autre que ce sentiment de délivrance : l’évidence de la lumière naturelle et des feuilles qui s’agitent au vent, ce vent qui nous emportera.