Retiré des plateaux de tournage depuis dix ans, Dario Argento revient au cinéma par la petite porte avec Lunettes noires, modeste giallo volontairement à rebours du style flamboyant et baroque qui a fait son succès. La relégation de ce vingtième long-métrage dans le purgatoire du DTV est toutefois révélatrice du fossé séparant désormais la reconnaissance institutionnelle du cinéaste (entre exposition à Turin et rétrospectives organisées aux quatre coins du monde) de la réception réelle de ses films en salles – celui-ci ayant rapporté dix fois moins que son budget en Italie.
Racontant la traque d’une prostituée aveugle par un serial killer, Lunettes noires fait un pas de côté au regard des grands gialli féminins réalisés par Argento dans les années 1980 – 1990. Contrairement aux héroïnes de Phenomena ou du Syndrome de Stendhal, Diana (Ilena Pastorelli) n’accède pas à l’envers cauchemardesque du réel par l’entremise de visions surnaturelles ou psychotiques. La cécité dans laquelle est plongée l’héroïne suffit à transformer des décors prosaïques (quelques rues, son appartement, une forêt) en une terra incognita où le danger ne se niche plus dans les recoins sombres du cadre, mais apparaît en plein jour. Au regard de la faiblesse des films qui ont suivi Le Sang des innocents (2001), il y a quelque chose de rassurant à retrouver ici ce goût pour la confection de petits pièges optiques qui fait le sel de la mise en scène argentienne. Comme dans sa « trilogie animalière » des années 1970, le cinéaste s’amuse à distiller les signes d’un climat paranoïaque (l’irruption brève de la silhouette du tueur dans la profondeur de champ suffit par exemple à transformer, en une seconde, une balade anodine en scène d’angoisse). Cette manière de creuser la distance entre le point de vue du personnage principal (perdu dans des décors surdimensionnés) et le regard de la caméra (le film est tourné en Scope) dynamise la mise en scène qui, à son meilleur, dote le spectateur d’un coup d’avance sur le déroulement du récit.
Lambeaux de film, îlots de plans
Sans atteindre les sommets d’un Terreur aveugle, remarquable giallo britannique signé Richard Fleischer, Lunettes noires a le mérite de remettre sur le métier la question du point de vue, qui constitue l’obsession principale du réalisateur depuis ses débuts. Dans un beau prologue quasiment muet, l’apparition d’une éclipse permet de convoquer le souvenir du cinéma d’Antonioni (éternelle référence d’Argento), mais donne aussi l’impression que l’héroïne, qui toise longuement l’astre solaire, est sous la surveillance d’un malin génie – le cercle noir de la lune ressemblant à un iris. Cet œil-là, ce pourrait bien être celui du cinéaste lui-même qui s’amuse à tirer les ficelles de son petit théâtre des horreurs à la manière d’un entomologiste sadique. Il y a toujours chez lui une manière de réifier les corps des personnages, exemplairement en atteignant une forme de beauté convulsive dans le spectacle de la violence. Lors des différentes scènes de passe, le corps de la prostituée aveugle est filmé du point de vue de ses clients, la caméra subjective permettant de faire coïncider ce regard concupiscent et celui des spectateurs (les uns et les autres jouissent précisément de voir sans être vus). Reste qu’en remplaçant les grandes scènes de terreur dont il a le secret par un spectacle à la fois gore et cheap, Argento ne parvient plus à retrouver l’efficacité de ses meilleurs films : plus que jamais, la transformation des personnages en simples pions rencontre l’écueil souligné par Serge Daney dans sa critique acerbe du pourtant magnifique Inferno – les protagonistes deviennent vite les outils d’une mise en scène dont le « fonctionnalisme (…) ne sert à rien », sinon à satisfaire le sentiment d’omnipotence d’un cinéaste démiurge.
Difficile donc de ne pas voir ici les limites du style argentien, notamment lorsque le film tente de se dégager des stéréotypes du giallo pour aborder les rives du mélodrame. Filmés en pilote automatique, les échanges entre Diana et Chin, un orphelin d’origine chinoise dont la prostituée a tué accidentellement les parents, frisent la désinvolture – le cinéaste s’en tient alors à enchaîner les champs-contrechamps anonymes sur des comédiens à peine dirigés. Si les plus grands films d’Argento ont toujours pâti d’un déséquilibre entre acmés plastiques et scènes plus désinvesties, Lunettes noires accentue l’impression de laisser-aller d’un cinéaste qui ne semble plus se donner les moyens de ses intentions. Peut-être faut-il y voir la marque d’un désir d’épure, qui cadre toutefois mal avec le romantisme de l’auteur, toujours meilleur dans l’emphase spectaculaire (d’où son intérêt pour la folie ou la magie) que dans la rétention d’émotions subtiles. Dans cet océan de scènes anémiées ne surnagent que quelques îlots plus inspirés, qu’il s’agisse de plans témoignant d’une appréhension picturale de l’espace (cf. l’irruption des flashs lumineux annonçant le surgissement de la mort) ou du caractère ludique du montage, au sein duquel le glissement, entre deux scènes sans rapport, du thème musical signé Arnaud Rebotini suffit à donner un indice sur l’identité de l’assassin. Sans être aussi médiocre que les navets qu’il a réalisés dans les années 2000, force est de constater que Lunettes noires n’a donc rien d’une renaissance : tout en signant un giallo volontairement atone et presque exempt de toute dynamique horrifique, le réalisateur transalpin échoue à s’émanciper des tropes d’un genre auquel il reste irrémédiablement attaché.