C’est un livre important qui replace la question de l’espace au centre de la réflexion théorique sur le cinéma, à la fois dans l’esthétique d’un film et dans sa dramaturgie. En analysant des références cinéphiliques incontournables (Murnau, Welles, Hitchcock, etc.) et populaires (Xavier Dolan), et en s’appuyant sur un corpus qui puise dans la théorie du cinéma (Kracauer, Eisenstein, Bresson, etc.), de la peinture (Panofsky, Francastel), ou dans la philosophie et les sciences sociales (Merleau-Ponty, Lefebvre, etc.), l’auteur pose des jalons d’interprétation d’œuvres contemporaines comme celles de Gus van Sant, Abbas Kiarostami et Jia Zhang-ke. Rigoureux et exhaustif, cet ouvrage universitaire propose un cadre de référence pour comprendre ce qui se joue au niveau spatial dans le spectacle du cinéma.
Dans une première partie solide et dense, Gaudin s’attache à cartographier le champ théorique dans lequel s’inscrit sa réflexion, en distinguant notamment approches narratologique et scénographique, géodiégétique (l’espace mis au centre de la construction esthétique du film); plasticienne (l’espace de l’écran pris pour ses propriétés plastiques et construit notamment sur ses effets de surface) et techno-esthétique (les enjeux de l’évolution des formats d’écran et du rapport visuel aux formes de l’image); et enfin essentialiste et psycho-effective (le rapport à l’espace compris comme fondamental à l’être au monde, et repensé dans le lien avec l’image). On y relit avec joie des écrits importants comme ceux d’Eisenstein (« Hors cadre », 1929) et de Rohmer (« Le cinéma, un art de l’espace », 1948), associées à l’étude de tous les âges du cinéma : cinéma primitif, muet, abstrait ou d’avant-garde, classique, moderne comme très contemporain.
Pour une phénoménologie de l’espace au cinéma
À partir de cette cartographie théorique, l’auteur développe une approche phénoménologique de l’espace au cinéma, et cherche à saisir la particularité de « l’espace vécu » dans l’expérience même du film. Autour d’une appréhension de l’espace comme « puissance de coexistence dynamique entre le corps et le monde » opérant par le passage du temps et le mouvement des images à l’écran, il avance ainsi : « Le cinéma nous fait donc toucher au cœur du problème spatial soulevé par la phénoménologie : retrouver, au cœur d’une corporéité spécifique permise par le film, “une communication avec le monde plus vieille que la pensée” (Merleau-Ponty). » Se substituant en partie à notre espace sensoriel, le film devient un phénomène spatial en lui-même : s’appuyant sur Buster Keaton (l’entrée dans l’écran de Sherlock Junior) comme sur Gus Van Sant (le long plan initial sur le ciel et sur une voiture en route dans Gerry), Gaudin met en évidence l’expérience spatiale propre au film, et propose la notion d’« image-espace » pour appréhender le système dynamique existant entre l’espace représenté dans le film et l’espace inscrit dans le corps du film. Cette conception permet d’approcher le film de manière dynamique, de saisir le rythme spatial du visible comme un mouvement incessant de contraction et de dilatation que certains cinéastes travaillent pour leurs propriétés esthétiques ou psycho-cognitives. Gaudin de conclure : « un cinéma de l’image-espace serait un cinéma au sein duquel le problème de l’espace comme expérience effectuée par le spectateur rejoindrait celui de l’espace comme sujet profond du film lui-même ». Si tous les films participent, parfois très ponctuellement, de cette dynamique, il y aurait sans doute là un (long) travail à opérer pour distinguer les films qui travaillent consciemment cette « philosophie sensible » de l’espace propre au cinéma – travail que ce texte ne fait qu’esquisser.
En bon ouvrage théorique, L’Espace cinématographique propose aussi des méthodes d’analyse spatiale de l’image de cinéma : l’image, entendue comme champ, peut être appréhendée comme composition visuelle (rapports de taille dans le plan, effets de progression des reliefs à l’écran…) et jeux de variations spatiales qui déterminent les codes de la perception selon une certaine « valence spatiale ». Cette partie, un peu plus systématique, servira sans doute de base aux étudiants en cinéma. Le gros plan, qui serait « l’âme du cinéma » selon Epstein, qui confère au spirituel dans La Passion de Jeanne d’Arc de Dreyer (1928), peut-être par ailleurs terriblement immanent et prosaïque dans L’Humanité de Dumont (1999) par exemple. L’échelle des personnages donne aussi le « la » de la perception du film : dans L’Homme qui rétrécit (Jack Arnold, 1957), le mécanisme psycho-narratif fait que l’espace de la maison, filmé à l’échelle réelle, prend valeur d’immensité dès lors que l’on connaît la taille du héros – et ce même lorsque ce dernier n’apparaît pas dans l’image. De même, la question du volume d’air à l’écran est un problème de mise en scène majeur : entre Les Grands Espaces de Wyler (1958) et les intérieurs serrés de Shadows de Cassavetes (1959), les sensations d’expansion et de confinement sont radicalement opposées. Sur des films aux dimensions de cadres plus rapprochées, la valence spatiale peut varier selon l’occupation singulière d’un lieu donné : la cabine du père Jules dans l’Atalante comprime l’espace au moyen de son bric-à-brac, et sature l’image des fétiches associés à son propriétaire, faisant jaillir une promiscuité neuve avec Juliette qui la visite. Le corps des personnages placé devant un vide devient, dans Still Life de Jia Zhang-ke, « le vecteur d’une interrogation vive sur l’espace », ce vide « forcé » sur les structures naturelles pour des raisons économiques étant de nature « anormale » : et pour cause, la ville de Fengjie, dans la vallée des Trois Gorges, a été complètement engloutie par la construction d’un barrage. Ainsi, tout film, tout au long de son déroulement, sculpte le volume spatial de l’image selon ses propres nécessités expressives – dans certains cas (par exemple chez Jia Zhang-ke), il devient même le principal enjeu de mise en scène.
Contraction et ouverture
Antoine Gaudin consacre aussi de longues pages aux effets de la profondeur de champ et des flous au cinéma – provoquant naturellement des effets de contraction spatiale et un jeu sur le droit à apparaître l’écran : dans certains plans d’Elephant, la progression d’Alex depuis le fond de l’image devient l’allégorie visuelle d’une épiphanie adolescente), et sur les propriétés cinématographiques du travelling, à la fois mouvement de l’image elle-même et exploration partielle de l’espace représenté (depuis les travellings immenses d’Intolérance de Griffith aux focales courtes en mouvement de Shining, en passant par le long parcours de la caméra d’ouverture de La Soif du mal). Aboutissant à une ontologie spatiale du mouvement de caméra, notamment dans le travelling avant, l’auteur revient plusieurs fois sur le cinéma de Gus Van Sant et de Hou Hsiao-hsien, dont il compare avec brio certains plans longs dans Gerry et Goodbye South, Goodbye.
Permanence sonore et coexistence spatiale
Le dernier chapitre développe l’idée d’un espace cinématographique vécu comme phénomène « audio-visuel » : le travail sur le son, la musique, venant répondre à la composition spatiale, la creuser, ouvrir le champ de l’image, et fonctionnant surtout de manière intrinsèquement solidaire à l’image. Distinguant trois types de sons, « l’espace sonore du champ », « hors champ », et « externe », Gaudin note comme première exigence celle d’une reconnaissance de la localisation du lieu d’émission. S’appuyant notamment sur le travail de Michel Chion, Gaudin voit ensuite deux niveaux d’écoute : causale (cherchant à positionner les sons dans l’espace) et primordiale (c’est à dire ressentie dans l’apparition immanente des sons). Les effets de réverbération du son, dans certains films de Godard, participent ainsi à une meilleure appréhension des lieux, tandis que d’autres travaux sonores, comme celui de la forêt dans Los Muertos de Lisandro Alonso, contribuent à un effet d’oppression reposant sur les qualités propres du son. Plus loin, « l’extension de l’ambiance sonore » permet de jouer sur des effets de concentration ou de dilatation, en resserrant plus ou moins le spectre sonore autour de l’environnement direct du personnage : dans Fenêtre sur cour, par exemple, la distance qui sépare James Stewart de l’appartement espionné permet de laisser une marge au spectateur quant à l’environnement sonore choisi. Enfin, les effets de permanence sonore permettent de faire coexister plusieurs espaces ou de faire anticiper sensiblement un espace à venir : plusieurs exemples, piochés chez Kiarostami, Bresson, ou encore Duras, permettent de comprendre la question. D’intéressantes lignes sur la possibilité d’une « anthropologie du silence » (Le Breton) au cinéma ferment enfin ce dernier chapitre – notamment appuyées sur une écoute de Twentynine Palms de Bruno Dumont (2003).
Exigeant, précis, parfois ardu, L’Espace cinématographique rouvre avec enthousiasme le champ à une appréhension phénoménologique des films, découvrant surtout une nouvelle facette d’un certain « génie » du cinéma – celle d’un médium capable de recomposer une véritable expérience du monde.